Publiée en 2002 aux Solitaires Intempestifs et mise en scène la même année par Denis Podalydès, la pièce Je crois ? d’Emmanuel Bourdieu traverse aujourd’hui l’Atlantique dans une première production de la Shop Royale.
La sobriété de la mise en scène de Benoit Rioux, sa direction d’acteur ainsi que l’espace de la salle intime du Théâtre Prospero contribuent sans aucun doute à mettre en valeur la portée de ce texte à haute teneur philosophique. Un jeu d’enfant entre une sœur aînée et son frère, consistant à inverser le « je » et le « tu », est ici le prétexte à une réflexion serrée sur le caractère éminemment collectif de notre propre identité.
Distance au rôle
La pièce tourne principalement autour de la figure de Jean, le frère, qui incarne un cas extrême de dépossession de soi. À la limite parfois du sujet psychotique (affirmant même à la fin être « devenu insensible »), Jean appréhende ainsi les choses et les êtres de façon clinique. Il est souvent dans le langage des probabilités, comme lorsqu’il mesure la peur qu’il éprouve envers sa sœur à son rythme cardiaque.
Un langage qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui du sociologue : « il me semble que » ; « probablement », autant de formules donnant corps à ce qu’Erving Goffman appelle la « distance au rôle », c’est-à-dire cet écart entre le rôle joué et le rôle attendu, et avec lequel non seulement Jean, mais finalement les quatre personnages semblent se débattre tout au long de la pièce. On découvre ainsi que « je » n’est au fond qu’une façon de parler, que les fondements du « moi » relèvent plus de conventions sociales que d’une « intériorité » propre, dont le mythe est ici littéralement « mis en pièce(s) ».
Convention et identité
Il est d’ailleurs tentant de pousser plus loin l’analyse. Ce qui frappe d’emblée le spectateur étranger, c’est l’usage par les acteurs d’un français dit « normatif ». Si ce parti pris leur permet d’éviter un jeu trop naturaliste, au profit d’une plus grande « théâtralité » et d’une mise en valeur du texte d’Emmanuel Bourdieu, on peut y voir aussi une manière de renforcer par la bande le propos de l’auteur sur la nature conventionnelle de toute identité.
Car au-delà du travail nécessaire à leurs rôles respectifs, les acteurs eux-mêmes (tous très bons au demeurant) ne sont-ils pas pris dans les conventions de leur propre jeu, au coude-à-coude avec cette langue « normative » venant les déposséder de la musicalité de leur propre langue, nous rappelant par là que le théâtre et la vie ne sont jamais très loin ?
Texte : Emmanuel Bourdieu. Mise en scène : Benoit Rioux. Éclairages : Julie Basse. Scénographie et costumes : Xavier Mary. Visuel : Krystel Marois. Avec Samuël Côté, Marie-Pier Labrecque, Florence Longpré et Simon-Pierre Lambert. Une production de la Shop Royale. Dans la salle intime du Théâtre Prospero jusqu’au 3 décembre 2016.
Publiée en 2002 aux Solitaires Intempestifs et mise en scène la même année par Denis Podalydès, la pièce Je crois ? d’Emmanuel Bourdieu traverse aujourd’hui l’Atlantique dans une première production de la Shop Royale.
La sobriété de la mise en scène de Benoit Rioux, sa direction d’acteur ainsi que l’espace de la salle intime du Théâtre Prospero contribuent sans aucun doute à mettre en valeur la portée de ce texte à haute teneur philosophique. Un jeu d’enfant entre une sœur aînée et son frère, consistant à inverser le « je » et le « tu », est ici le prétexte à une réflexion serrée sur le caractère éminemment collectif de notre propre identité.
Distance au rôle
La pièce tourne principalement autour de la figure de Jean, le frère, qui incarne un cas extrême de dépossession de soi. À la limite parfois du sujet psychotique (affirmant même à la fin être « devenu insensible »), Jean appréhende ainsi les choses et les êtres de façon clinique. Il est souvent dans le langage des probabilités, comme lorsqu’il mesure la peur qu’il éprouve envers sa sœur à son rythme cardiaque.
Un langage qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui du sociologue : « il me semble que » ; « probablement », autant de formules donnant corps à ce qu’Erving Goffman appelle la « distance au rôle », c’est-à-dire cet écart entre le rôle joué et le rôle attendu, et avec lequel non seulement Jean, mais finalement les quatre personnages semblent se débattre tout au long de la pièce. On découvre ainsi que « je » n’est au fond qu’une façon de parler, que les fondements du « moi » relèvent plus de conventions sociales que d’une « intériorité » propre, dont le mythe est ici littéralement « mis en pièce(s) ».
Convention et identité
Il est d’ailleurs tentant de pousser plus loin l’analyse. Ce qui frappe d’emblée le spectateur étranger, c’est l’usage par les acteurs d’un français dit « normatif ». Si ce parti pris leur permet d’éviter un jeu trop naturaliste, au profit d’une plus grande « théâtralité » et d’une mise en valeur du texte d’Emmanuel Bourdieu, on peut y voir aussi une manière de renforcer par la bande le propos de l’auteur sur la nature conventionnelle de toute identité.
Car au-delà du travail nécessaire à leurs rôles respectifs, les acteurs eux-mêmes (tous très bons au demeurant) ne sont-ils pas pris dans les conventions de leur propre jeu, au coude-à-coude avec cette langue « normative » venant les déposséder de la musicalité de leur propre langue, nous rappelant par là que le théâtre et la vie ne sont jamais très loin ?
Je crois ?
Texte : Emmanuel Bourdieu. Mise en scène : Benoit Rioux. Éclairages : Julie Basse. Scénographie et costumes : Xavier Mary. Visuel : Krystel Marois. Avec Samuël Côté, Marie-Pier Labrecque, Florence Longpré et Simon-Pierre Lambert. Une production de la Shop Royale. Dans la salle intime du Théâtre Prospero jusqu’au 3 décembre 2016.