Critiques

Le Déclin de l’empire américain : Déliquescence sociale

© Claude Gagnon

Succès annoncé, à guichets fermés avant même le début des représentations, cette adaptation théâtrale, audacieuse en soi, du film culte de Denys Arcand sorti en 1986, tenait pourtant de l’entreprise casse-cou. En s’adjoignant les lumières de l’écrivain Alain Farah, le metteur en scène Patrice Dubois a vu juste: l’appropriation de l’œuvre, notamment par un minutieux travail d’actualisation, porte ses fruits. La distribution impeccable, investie, lui permet de résonner avec force au présent.

La scène se déroule au printemps 2017 en Estrie, les personnages formant un groupe d’amis au tournant de la quarantaine, rassemblés pour un souper dans le chalet des parents baby-boomers de Patrice, directeur de théâtre et metteur en scène (joué par Patrice Dubois). Appartenant tous, sauf un qui surgira tel un intrus dans le portrait, à l’élite intellectuelle, ces universitaires, professeurs et artistes tiennent cependant, dans l’intimité de cette rencontre amicale, des propos révélant la déliquescence actuelle de notre société nord-américaine. Le vernis intello éclate rapidement pour céder le pas au sexe et à ses vicissitudes.

Claude Gagnon

En inaugurant la pièce par la scène du salon de massage, où un prof de littérature, Bruno Chalhoub (Bruno Marcil, pédant à souhait), affublé d’un pénis postiche, jouit sous les mains expertes de Sophie, une étudiante de l’UQAM (Marilyn Castonguay, lucide et désinvolte), on met franchement la table pour la suite. En parallèle, une éminente historienne en entrevue, Marie-Hélène Saint-Arnaud (Marie-Hélène Thibault, à la fois hautaine et vulnérable), présente son ouvrage intitulé Après nous le déluge?, insinuant que l’histoire se répète par cycles, qu’il n’y a donc pas de déclin, que rien ne change sous le soleil. On a envie de dire: surtout pas l’être humain.

Sexe et mensonges

Le grand plateau vide et ouvert sur lequel évoluent les personnages, loin de référer à l’intimité d’un lieu privé, fait plutôt figure de place publique où les grossièretés assénées par les uns et les autres claquent dans l’air, hommes et femmes narrant à l’envi leurs aventures et expériences sexuelles. Entre vantardise et insouciance, leurs récits n’ont rien d’édifiant. Les interprètes plongent avec impudeur et audace dans des passages grinçants, en un maelstrom de jeux physiques évocateurs. Ils dansent, fument, miment l’acte sexuel, et parlent, parlent beaucoup. La mise en scène laisse la personnalité de ces êtres au départ quasi interchangeables émerger peu à peu au gré de dialogues serrés qui maintiennent l’attention. Même les costumes, au style plutôt indéfini, semblent participer à ce brouillage de pistes, qui s’estompe à la fin.

Coureur impénitent, Patrice, pourtant père et marié avec Catherine (Eveline Gélinas, naïve et optimiste), affirme avoir fait son effort pour la diversité culturelle en couchant avec des Asiatiques, des Ukrainiennes, etc. Il dit: «J’aime Catherine même quand je la trompe.» Ou encore: «J’baise toujours mieux ma femme après l’avoir trompée.» De son côté, Claude (Dany Boudreault, juste dans sa fragilité), photographe gai ayant connu le succès mondial avec une série de clichés croqués à Manhattan le 11 septembre 2001, ne vit que pour la drague. Quand on lui demande s’il n’a pas peur du sida ou d’autres ITS, il déclare que cela fait partie du plaisir, avant de lancer, créant un malaise évident dans la salle: «Y a rien de plus beau que les fesses d’un garçon de 12 ans!»

Claude Gagnon

Les femmes ne sont pas en reste, chacune ayant ses écarts de conduite à confesser. Jusqu’à Judith (Sandrine Bisson, avec beaucoup d’aplomb) faisant part de sa rencontre avec un homme sadomasochiste, dont la violence l’effraie pourtant, et qu’elle a invité à souper ce soir-là. L’intrus, Marco (Alexandre Goyette, dérangeant de vérité), homme du peuple n’ayant pas la langue de bois de ces intellectuels qui ne font que parler de cul, se dit prêt, lui, pour l’orgie… La bulle explosera au moment du repas, lorsque la révélation d’une infidélité au sein du groupe causera le drame, faisant du même coup ressortir la tragique solitude de ces êtres en manque de repères, malgré leur statut social.

Le lendemain de veille sera amer pour tous. Ce portrait percutant de la société à l’ère des réseaux sociaux, où l’expression de soi semble avoir remplacé la pensée, ne laissera personne indifférent. Le miroir que l’œuvre remodelée, riche en couches de sens, nous renvoie, plaçant chacun et chacune devant ses propres contradictions et mensonges, force à la réflexion.

Le Déclin de l’empire américain

D’après le scénario de Denys Arcand. Adaptation: Patrice Dubois et Alain Farah. Mise en scène: Patrice Dubois. Scénographie et accessoires: Pierre-Étienne Locas. Costumes: Julie Breton. Musique: Larsen Lupin. Éclairages: André Rioux. Avec Sandrine Bisson, Dany Boudreault, Marilyn Castonguay, Patrice Dubois, Éveline Gélinas, Alexandre Goyette, Simon Lacroix, Bruno Marcil et Marie-Hélène Thibault. Une production du Théâtre PÀP. À l’Espace GO jusqu’au 1er avril 2017. À la Bordée, à l’occasion du Carrefour international de théâtre, du 8 au 10 juin 2017. En tournée du 16 janvier au 3 mars 2018. À l’Espace GO du 12 au 27 octobre 2018.