Critiques

L’Avare : Dévastatrice passion

© Gunther Camper

Comique ou dramatique ? C’est la question que se posent tous les metteurs en scène quand ils affrontent le célèbre grippe-sou. Le directeur artistique du Théâtre Denise-Pelletier a fait son choix : il y a trop d’ombre chez Harpagon, son égoïsme est trop monstrueux, pour en faire un personnage drôle; la lutte de pouvoir entre ce père indigne et ses enfants est trop violente pour laisser rire en toute quiétude les spectateurs, fussent-ils de 2017.

Ceux de 1668, en tout cas, ne s’y sont pas trompés, qui trouvèrent amère cette comédie de mœurs et n’apprécièrent pas le plaidoyer de l’auteur contre le pouvoir paternel : le chef d’œuvre d’un Molière déjà malade connut un succès mitigé. Trois cent cinquante ans plus loin, Poissant ajoute une autre réussite à ses interprétations du théâtre classique : il montre une grande intelligence du sinistre personnage, et sa mise en scène, sombre et sensible, d’une esthétique contemporaine sans être moderniste, devrait connaître, elle, l’accueil favorable qu’elle mérite.

Disons-le tout de suite, on rit quand même beaucoup. Les gags, celui des « autres mains », du « chapeau », les quiproquos, qui mettent dans la confidence le public, la répétition des mots de nature (« Sans dot ! ») font toujours mouche. Mais souvent aussi, l’affrontement entre Harpagon et Cléante atteint une telle brutalité que le rire se coince dans la gorge.

© Gunther Camper

Une inquiétante présence

Il y a eu toutes sortes d’Harpagon à travers l’histoire, des bouffons et des ridicules. Pour qualifier le jeu de cet acteur intense et intérieur qu’est Jean-François Casabonne, on hésite entre les mots inquiétant et étrange. Blafard, lourdaud, énigmatique, sombre, d’une puissance ramassée sur son obsession, il occupe totalement l’espace, même quand il n’est pas là.

Les rôles de jeunes premiers sont parfois fades. Ce n’est certainement pas le cas des enfants de ce père dénaturé. Le Cléante du longiligne Simon Beaulé-Bulman, joueur, désinvolte et insolent, se révèle d’une grande agressivité quand il est poussé dans ses derniers retranchements. Pour un peu, on se sentirait inquiet pour la douce et passive Mariane (Cynthia Wu-Maheux). Quant à Élise, Laetitia Isambert en fait une petite délurée, qui ne semble pas manquer de défense, elle non plus.

Ce conflit père-enfants se double, chez Poissant, d’un fossé des générations. Ce qui nous vaut, en l’absence du tyran, de contrastantes et réjouissantes scènes de « party », où les jeunes gens dansent, chacun à sa façon, à la manière actuelle, Valère au piano.

Chaque interprète s’exprime avec l’accent québécois de sa condition, ce qui paraît aller de soi, de même que les costumes quotidiens, un peu disparates, de Linda Brunelle. Ainsi, c’est par sa robe moulante et son accent artificiel qu’on comprend le rôle d’entremetteuse de l’intrigante Frosine campée par Sylvie Drapeau. Notons un détail ici : voir revenir l’ondulante comédienne en seigneur Anselme, alias comte d’Alburcy, ne fait rien pour rendre une intrigue déjà emberlificotée plus claire…

La mise en forme de cette histoire d’une famille dévastée par la passion de l’argent est à la fois sobre et expressive. La tonalité générale est créée par le grand rideau aux rayures grises et noires. Le vaste plateau donne l’impression du vide, si ce n’est de cet éboulis de boîtes qui descend du plafond au plancher, imaginé par le scénographe Simon Guilbaut pour symboliser l’envahissement du monde matériel. L’ambiance dramatique, voire angoissante, vient aussi des éclairages d’Alexandre Pilon-Guay, par exemple, quand la silhouette inquiétante de Casabonne s’encadre dans une étroite porte, seule éclairée, le reste du plateau restant dans l’ombre.

La musique (Laurier Rajotte) souligne les affrontements ou ouvre des échappées par la grâce schubertienne du violon. Mais ce thème lumineux se dégrade à la fin en rythmes grinçants, tandis que la danse d’ensemble des jeunes gens, après un ralenti à l’effet d’étrangeté, devient disgracieuse, presque hostile. Une façon pour le metteur en scène de gommer l’effet deus ex machina du dénouement romanesque, qui charmait les spectateurs du 17e siècle, mais suscite un certain malaise chez ceux du 21e : le plateau redeviendra nu et sombre pour laisser définitivement seuls Harpagon et sa cassette.

© Gunther Camper

L’Avare

Texte : Molière. Mise en scène : Claude Poissant. Scénographie : Simon Guilbaut. Musique : Laurier Rajotte. Lumières : Alexandre Pilon-Guay. Costumes : Linda Brunelle. Avec Simon Beaulé-Bulman, Jean-François Casabonne, Samuel Côté, Sylvie Drapeau, Laetitia Isambert, Jean-Philippe Perras, Bruno Piccolo, François Ruel-Côté, Gabriel Szabo et Cynthia Wu-Maheux. Une production du Théâtre Denise-Pelletier présentée jusqu’au 8 avril 2017.

Marie-Christiane Hellot

Collaboratrice de JEU depuis plus de 20 ans, elle est chargée de cours à l'Université de Montréal.