L’auteure allemande Marieluise Fleisser (1901-1974), dont la vie de créatrice fut bouleversée par sa rencontre avec Bertolt Brecht et par l’avènement du régime nazi, publia tardivement ce « récit », Avant-garde, en 1962. Cette grande voix de la littérature allemande du 20e siècle ne connut la gloire de son vivant que par le scandale. L’Histoire la força par ailleurs au silence et à un exil intérieur de 30 ans, avant qu’elle puisse publier à nouveau. Ses échecs amoureux et ses doutes artistiques en firent une figure tragique dont ce spectacle permet d’appréhender la complexité, mais aussi d’apprécier l’écriture précise, lapidaire, bouleversante de vérité.
Le metteur en scène Denis Marleau, touché par ce récit, a vu juste en en confiant l’interprétation à Dominique Quesnel, comédienne au sommet de son art, qui porte le texte avec intensité, jouant en nuances, à la fois vulnérable et forte, une œuvre où se multiplient les ruptures de ton. Bien que largement autobiographique, ce monologue à la troisième personne du singulier, en partie conjugué au très littéraire imparfait du subjonctif, nous plonge dans la pensée de Cilly Ostermeier. Venue, toute jeune, de sa province natale à la grande ville avec le désir d’écrire, la femme y relate, des années après, son passage parmi l’avant-garde artistique berlinoise, où elle côtoya Brecht pendant cinq ans.
Jamais nommé autrement que le Poète ou l’Homme, l’illustre dramaturge au tempérament intempestif, pas encore célèbre, s’y révèle avec beaucoup de véracité à travers les souvenirs de celle qui parle. Sa vision de ce véritable génie ayant révolutionné la scène théâtrale de son époque, dont elle fut l’une des collègues et amantes, n’a rien de manichéen. L’admiration, l’adulation même, comme l’indignation et la rage semblent inévitables devant « un tel dompteur », dominant et fou furieux, « ensorceleur » qui pouvait être d’une générosité absolue après une colère dévastatrice. « C’était une splendeur de vivre avec lui! », s’exclame-t-elle, consciente d’y avoir appris la vie, forte, ardente.
Incertitudes créatrices et affectives
L’époque bénie de la collaboration, de l’amour, déjà contrarié par la présence d’autres femmes autour du maître, « qui faisait une telle consommation d’êtres humains », note-t-elle, n’allait pas durer éternellement. La relation de domination installée entre eux était trop forte. « Il exigeait d’elle ce qui n’était même pas en elle », lance-t-elle à propos de son travail d’écriture, alors que l’abus s’insinue aussi dans la vie quotidienne au côté de cet homme, dont elle dit qu’elle était « la raquette idéale pour sa balle », ajoutant ailleurs : « On était perdue auprès d’un homme comme lui ».
Sur un plateau sombre, équipé d’écrans translucides sur lesquels sont projetés des photos et des films d’époque, au ralenti et légèrement flous, comme les présences évanescentes d’humains fréquentés dans sa jeunesse, le personnage de Cilly passe lentement de la candeur à la révolte. L’interprète, d’une justesse sans faille, est appuyée par la prestation musicale de Jérôme Minière. Avec sobriété, celui-ci offre des interprétations sensibles de songs de Kurt Weill tirées notamment de L’Opéra de Quat’Sous, archiconnues, qu’il arrive à réinventer, qu’il les chante en anglais ou en allemand. Des intermèdes bienvenus, évoquant une époque d’éclosion créatrice foisonnante.
Après avoir quitté Brecht pour reprendre sa vie en main, Cilly-Marieluise retourne dans son patelin natal, où elle s’amourache d’un champion de natation, le parfait opposé de l’autre. Mais leur idylle vacille et, souhaitant monter sa deuxième pièce à Berlin, le Poète la rappelle auprès de lui. Cette production, que le théoricien veut provocatrice à tout prix, échappe à son auteure, incapable d’imposer ses vues sur sa propre œuvre. Un scandale incroyable lui attire des dizaines de lettres d’injures et l’opprobre public, jusque dans sa ville d’origine, où elle revient tout de même, dévastée. L’homme, le Poète, ne lui ayant accordé aucune parole de consolation.
Sa dernière réplique, « survivre, juste espérer survivre », résume l’ampleur de sa détresse, au moment où la marche des bottes nazies s’amplifie. L’artiste se taira dès lors pour une période de trois décennies. L’œuvre ici représentée suscite l’intérêt pour tout ce qu’elle a écrit, avant et après.
Texte : Marieluise Fleisser. Traduction : Henri Plard (Éditions de Minuit). Adaptation et mise en scène : Denis Marleau. Collaboration artistique, scénographie et vidéo : Stéphanie Jasmin. Éclairages : Lee Anholt. Trame sonore, arrangements et interprétation des chansons : Jérôme Minière. Diffusion et montage vidéo : Pierre Laniel. Costumes, maquillages et coiffures : Angelo Barsetti. Consultant à la sonorisation : Julien Éclancher. Avec Dominique Quesnel et Jérôme Minière. Une coproduction Espace GO et UBU, compagnie de création, présentée à Espace GO jusqu’au 15 avril 2017.
L’auteure allemande Marieluise Fleisser (1901-1974), dont la vie de créatrice fut bouleversée par sa rencontre avec Bertolt Brecht et par l’avènement du régime nazi, publia tardivement ce « récit », Avant-garde, en 1962. Cette grande voix de la littérature allemande du 20e siècle ne connut la gloire de son vivant que par le scandale. L’Histoire la força par ailleurs au silence et à un exil intérieur de 30 ans, avant qu’elle puisse publier à nouveau. Ses échecs amoureux et ses doutes artistiques en firent une figure tragique dont ce spectacle permet d’appréhender la complexité, mais aussi d’apprécier l’écriture précise, lapidaire, bouleversante de vérité.
Le metteur en scène Denis Marleau, touché par ce récit, a vu juste en en confiant l’interprétation à Dominique Quesnel, comédienne au sommet de son art, qui porte le texte avec intensité, jouant en nuances, à la fois vulnérable et forte, une œuvre où se multiplient les ruptures de ton. Bien que largement autobiographique, ce monologue à la troisième personne du singulier, en partie conjugué au très littéraire imparfait du subjonctif, nous plonge dans la pensée de Cilly Ostermeier. Venue, toute jeune, de sa province natale à la grande ville avec le désir d’écrire, la femme y relate, des années après, son passage parmi l’avant-garde artistique berlinoise, où elle côtoya Brecht pendant cinq ans.
Jamais nommé autrement que le Poète ou l’Homme, l’illustre dramaturge au tempérament intempestif, pas encore célèbre, s’y révèle avec beaucoup de véracité à travers les souvenirs de celle qui parle. Sa vision de ce véritable génie ayant révolutionné la scène théâtrale de son époque, dont elle fut l’une des collègues et amantes, n’a rien de manichéen. L’admiration, l’adulation même, comme l’indignation et la rage semblent inévitables devant « un tel dompteur », dominant et fou furieux, « ensorceleur » qui pouvait être d’une générosité absolue après une colère dévastatrice. « C’était une splendeur de vivre avec lui! », s’exclame-t-elle, consciente d’y avoir appris la vie, forte, ardente.
Incertitudes créatrices et affectives
L’époque bénie de la collaboration, de l’amour, déjà contrarié par la présence d’autres femmes autour du maître, « qui faisait une telle consommation d’êtres humains », note-t-elle, n’allait pas durer éternellement. La relation de domination installée entre eux était trop forte. « Il exigeait d’elle ce qui n’était même pas en elle », lance-t-elle à propos de son travail d’écriture, alors que l’abus s’insinue aussi dans la vie quotidienne au côté de cet homme, dont elle dit qu’elle était « la raquette idéale pour sa balle », ajoutant ailleurs : « On était perdue auprès d’un homme comme lui ».
Sur un plateau sombre, équipé d’écrans translucides sur lesquels sont projetés des photos et des films d’époque, au ralenti et légèrement flous, comme les présences évanescentes d’humains fréquentés dans sa jeunesse, le personnage de Cilly passe lentement de la candeur à la révolte. L’interprète, d’une justesse sans faille, est appuyée par la prestation musicale de Jérôme Minière. Avec sobriété, celui-ci offre des interprétations sensibles de songs de Kurt Weill tirées notamment de L’Opéra de Quat’Sous, archiconnues, qu’il arrive à réinventer, qu’il les chante en anglais ou en allemand. Des intermèdes bienvenus, évoquant une époque d’éclosion créatrice foisonnante.
Après avoir quitté Brecht pour reprendre sa vie en main, Cilly-Marieluise retourne dans son patelin natal, où elle s’amourache d’un champion de natation, le parfait opposé de l’autre. Mais leur idylle vacille et, souhaitant monter sa deuxième pièce à Berlin, le Poète la rappelle auprès de lui. Cette production, que le théoricien veut provocatrice à tout prix, échappe à son auteure, incapable d’imposer ses vues sur sa propre œuvre. Un scandale incroyable lui attire des dizaines de lettres d’injures et l’opprobre public, jusque dans sa ville d’origine, où elle revient tout de même, dévastée. L’homme, le Poète, ne lui ayant accordé aucune parole de consolation.
Sa dernière réplique, « survivre, juste espérer survivre », résume l’ampleur de sa détresse, au moment où la marche des bottes nazies s’amplifie. L’artiste se taira dès lors pour une période de trois décennies. L’œuvre ici représentée suscite l’intérêt pour tout ce qu’elle a écrit, avant et après.
Avant-garde
Texte : Marieluise Fleisser. Traduction : Henri Plard (Éditions de Minuit). Adaptation et mise en scène : Denis Marleau. Collaboration artistique, scénographie et vidéo : Stéphanie Jasmin. Éclairages : Lee Anholt. Trame sonore, arrangements et interprétation des chansons : Jérôme Minière. Diffusion et montage vidéo : Pierre Laniel. Costumes, maquillages et coiffures : Angelo Barsetti. Consultant à la sonorisation : Julien Éclancher. Avec Dominique Quesnel et Jérôme Minière. Une coproduction Espace GO et UBU, compagnie de création, présentée à Espace GO jusqu’au 15 avril 2017.