Critiques

Non finito : Ne pas en finir avec l’inachèvement

© Jonathan Lorange-Millette

Quelle intuition magnifique a guidé les créatrices de Système Kangourou à explorer ce sujet des projets inachevés, qui se révèle passionnant au fil de la performance Non finito! En une heure trente, Claudine Robillard, codirectrice artistique de la compagnie, entraîne le public dans ses questionnements, avant de les partager avec des non-acteurs, venus témoigner et vivre sur scène leurs propres aspirations, délaissées pour diverses raisons. L’œuvre qui en résulte, saisissante de vérité, consiste en une rencontre humaine pleine de charme, agrémentée par un dispositif scénique dont les transformations incessantes attisent une réflexion chez chaque personne de l’assistance.

D’abord installés dans des gradins inconfortables, dans un petit studio noir, nous assistons au récit humble et amusant de la créatrice, qui accumule depuis toujours les projets inaboutis, dont témoignent ses diapositives: dès l’enfance, un herbier vite abandonné, un roman arrêté au premier chapitre, des rêves inassouvis d’être pianiste, gymnaste, nageuse synchronisée, chanteuse populaire… les premières amours, inaccomplies, des projets de voyages avortés, et tant de créations demeurées en gestation… Jusqu’à ce projet de 2014, une performance sur l’aboutissement de soi, avec le comédien Jonathan Morier, que l’on voit dans un atelier de travail. En tirant un pan de rideau, Claudine Robillard révèle à tous la présence, dans une boîte vitrée, du jeune homme en plein travail, tentant, semble-t-il, d’établir un record Guinness en sautillant sur place… Belle image! Puis, impatient, après huit mois passés sur ce début de spectacle, l’acteur s’en va: «Claudine, il faut que tu me donnes du jus, reviens-moi là-dessus!» Celle-ci d’expliquer, alors, que Non finito est devenu son «stratagème pour sortir de l’impasse, pour faire de quoi de grand». Ouvrant un autre rideau, et l’aire de jeu comme son esprit créatif, elle invite le public à se déplacer dans les fauteuils des gradins de la grande salle, avant de faire part de sa démarche de recherche entreprise sur la thématique de l’inachèvement.

Fidèle à la mission de la compagnie interdisciplinaire qu’elle a cofondée, où l’on souhaite «injecter à la pratique théâtrale des éléments de l’art performatif et de la sociologie», Claudine Robillard a voulu rencontrer des personnes connaissant les mêmes difficultés à mener à terme leurs idées. Elle se voit donc rejointe sur scène par Niloufar Khalooesmaeili et Abolfazl Habibi, un couple d’origine iranienne, dont l’homme rêvait d’être architecte et la femme, agent d’immeuble. Puis, par Evangelos Desborough, un jeune homme ayant subi une commotion cérébrale à l’adolescence, qui a mis fin à son rêve d’être… architecte, mais lui a permis de découvrir le cinéma. Enfin, par Richard Touchette, un peu plus âgé, qui n’a jamais donné suite à son rêve d’être une rock star.

Peu importe la nature de nos rêves, semblent nous dire les cinq interprètes, rêver n’est jamais vain, et même si on ne va pas au bout, pour une raison ou une autre, c’est le processus, le chemin, l’apprentissage qui compte plus que le produit fini, le succès ou la gloire. Les raisons de l’échec peuvent être nombreuses: on peut être trop perfectionniste, ne pas avoir la «charpente émotive» pour réaliser son rêve, manquer de cran, être dévoré par la procrastination. Pourtant, ils vont, ensemble, nous prouver qu’on peut quand même faire quelque chose de grand avec ses rêves. D’autres portes vont s’ouvrir, l’aire de jeu s’agrandissant encore, de même que le plaisir de la réalisation, de la découverte. Mine de rien, les complices sur scène auront gagné aussi la complicité du public. Cela grâce à un déploiement imaginatif dans lequel convergent leurs témoignages individuels, la mise en place d’éléments physiques, visuels et sonores, voire olfactifs, lorsqu’à la fin ils retirent les panneaux vitrés de la boîte figurant l’atelier de création, où Claudine Robillard a tout recouvert de draps blancs, avant d’y déposer un peu de terre noire et des écorces d’orange. Charmant, vous dis-je, à voir avant que les représentations ne prennent fin…

Non finito

Idéation et direction artistique: Claudine Robillard et Anne-Marie Guilmaine. Texte: collectif. Mise en scène: Anne-Marie Guilmaine. Scénographie: Julie Vallée-Léger. Éclairages: Marie-Aube St-Amaud Duplessis. Son: Thomas Sinou. Avec Claudine Robillard, Jonathan Morier, Niloufar Khalooesmaeili, Abolfazl Habibi, Evangelos Desborough et Richard Touchette. Une production de Système Kangourou. Aux Écuries jusqu’au 29 avril 2017, puis, à l’occasion du Festival TransAmériques, du 29 mai au 2 juin 2018. À la Caserne Dalhousie, à l’occasion du Carrefour international de théâtre de Québec, du 5 au 7 juin 2018.