Critiques

Foreign Radical : Liste noire du terrorisme

Robert Dewey

S’il fallait encore en faire la démonstration, Foreign Radical démonte le manichéisme glorieux, mixant le blanc et le noir en un angoissant camaïeu de gris. Aucun choix n’est facile désormais dans un monde gavé de terrorisme et de crimes sanglants, diffusés en rafale sur la toile. À cette arme de guérilla pernicieuse et imprévisible, les États se voient contraints d’opposer des systèmes complexes de sécurité où chaque nouvelle réglementation brime les libertés individuelles : libre circulation, droit de parole, droit d’association… Et, pour paraphraser Orwell, dans ce jeu, certains sont plus libres que d’autres.

Robert Dewey

Le Theatre Conspiracy de Vancouver nous invite à débattre de cette épineuse question. Créé en 2015 et mis à jour pour sa première représentation hors de la Colombie-Britannique, ce spectacle progressif nous emprisonne dans une stratégie participative où le spectateur doit constamment prendre des décisions, résoudre des dilemmes, trier des informations, fouiller dans une valise, ouvrir des coffres… Un maître de cérémonie guide et manipule, répartit les 30 spectateurs dans un des quatre espaces fermés, s’amuse à nous compliquer la vie. Dans une chambre, un immigrant afghan, musulman, porte tous les signes ostentatoires de la différence : peau basanée, barbu, l’homme lit l’arabe, parle le farsi et porte un nom suspect. Le maître de cérémonie, vif et joyeux, tout de blanc vêtu, dirige cette incursion dans la complexité du monde et notre incapacité à l’appréhender.

Jeu politique sur fond médiatique

Le public, pris en otage et forcé de jouer le jeu, se voit confier l’essentiel du déroulement de cette expérience exigeante, mais, me semble-t-il, nécessaire en cette époque trouble. Le public s’engage spontanément dans des débats, se questionne sur ses choix, sur le droit d’espionner la vie du suspect, sur sa capacité à décider en toute légitimité si ce suspect doit être inscrit sur la liste noire du terrorisme ou non. Finalement, le groupe est divisé en «pour ou contre», chaque groupe ayant nommé préalablement une personne de confiance comme porte-parole. Il faut argumenter en quelques minutes pour finalement conclure sur la mise au ban ou la liberté.

En empruntant la stratégie du jeu interactif, Foreign Radical, jouant de paradoxes et de raccourcis, nous amène à vivre en condensé les contradictions que l’on résout finalement du mieux que l’on peut. L’expérience montre que la peur de l’autre, alimenté par un terrorisme planétaire, peut conduire aux plus grandes aberrations. Ici se trouvent battues en brèche les questions de liberté de pensée et d’association, de se déplacer, de s’exprimer et surtout les questions des cultures et des cultes.

Étrange finale toutefois, à mon sens un peu facile, où l’on a mis hier sur la sellette deux spectatrices pour discuter calmement avec elles de leur premier voyage en avion, les pays visités, les gens rencontrés. Ce point ajouté sur le «i» était superflu après la démonstration entièrement vécue par le public dans ces jeux-questionnaires, avec diffusions vidéo, extraits de notes et sites Internet, slogans et commentaires en arabe sans sous-titres, et donc participant à notre incapacité à prendre une décision éclairée.

Foreign Radical nous invite à vivre en groupe restreint les déchirements individuels qui nous habitent. Par sa structure dynamique, déterminée par l’urgence d’agir, elle nous place au cœur même du politique. Ce théâtre engagé nous refuse la posture de l’esthète contemplatif. Il est impossible de s’extraire du monde, pour en observer de loin les aberrations. Il faut vivre ce moment douloureux déguisé en joyeuse randonnée dans les souterrains glauques du radicalisme.

Foreign Radical

Texte et mise en scène : Tim Carlson. Mise en scène : Jeremy Waller. Dramaturgie : Kathleen Flaherty. Son et musique : David Mesiha. Vidéo : Cande Andrade. Éclairages : Mark Eugster. Scénographie : Kyla Gardiner. Avec Aryo Khakpour et Milton Lim. Une production du Theatre Conspiracy. Au Studio d’essai de Méduse, à l’occasion du Carrefour international de théâtre de Québec, jusqu’au 10 juin 2017.