Traître. C’est ainsi que l’on traduit Verräter, titre de la nouvelle offrande de Falk Richter sur la scène berlinoise. Dans la forme réinventée de théâtre d’agit-prop qu’il affectionne désormais, le créateur s’inquiète de la recrudescence d’un nationalisme populiste qui exalte le modèle familial traditionnel et qui fait de plus en plus d’exclus. Homosexuels, artistes et autres marginaux sont les «traîtres à la patrie» qu’il met en scène dans un environnement débordant et chaotique, négligeant parfois les nuances, mais jamais l’intensité et l’authenticité.
Nouveau cycle de création pour Richter, qui, depuis 2014, jette les bases d’une esthétique très agitée, au service d’un contenu plus militant que jamais, et parfois en grossissant beaucoup le trait. Finie la danse-théâtre sur fond de critique du consumérisme (vue dans Trust ou Rausch), voici venir un théâtre encore plus politisé, évidemment campé très à gauche, qui flirte avec l’autofiction avant d’aboutir dans une série de monologues engagés et survoltés. Dans un enrobage de musique en direct et dans un climat de grande permissivité, ses acteurs trouvent un territoire de jeu inédit, expérimentant le registre de parole du manifestant, celui qui soulève la foule par sa diatribe dénonçant l’injustice ou l’inégalité. Il y eut d’abord Small Town Boy (2014), puis Fear, gros succès de la Schaubühne en 2015, et maintenant Verräter.
Du personnel au politique
Ceux qui apparaissent sur le plateau ne sont pas des personnages. On connaît bien le principe. Falk Richter expérimente d’abord une forme de métathéâtralité et d’autofiction en mettant en scène des acteurs jouant plus ou moins leur propre rôle, livrant des bribes de leur enfance sans qu’on sache déterminer le vrai du faux, puis évoquant une pièce qu’ils seraient en train de construire, mais qu’on ne verra heureusement jamais : une comédie musicale racontant l’Holocauste à la manière de La La Land!
Ce jeu de confusion entre le réel et la fiction n’a plus grand-chose d’original sur la scène contemporaine, mais, ici, il sert à préparer le spectateur au caractère très intime de ce qui va suivre : des prises de parole dans lesquelles on sent bien l’investissement de chaque acteur, le regard singulier que chacun pose sur les dérives du monde actuel, et le cheminement personnel qui l’a mené à ces perspectives. Chère au créateur, l’idée selon laquelle le social et le politique déterminent jusqu’aux détails de nos vies s’incarne également dans cette esthétique juxtaposant le vrai et le faux. L’intimité sert de porte d’entrée au discours sociopolitique et permet d’arriver à la pleine conscience de l’inscription de soi dans une toile de réseaux géopolitiques.
La longue première partie paraît néanmoins anecdotique à plusieurs égards. Dans leur volonté d’offrir un spectacle personnel dans lequel ils s’engagent entièrement, les acteurs manquent de recul dramaturgique et sombrent parfois dans les pièges de la complaisance, du narcissisme et de l’épanchement — bien loin du propos social que, pourtant, ils vont bientôt tenter d’étoffer. Ainsi, la comédienne Mareike Beykirch raconte son identité morcelée par la toute première «trahison» qu’elle a perpétrée envers ses origines, quittant son patelin de la Saxe-Anhalt pour échapper à son conservatisme. Sa confession touche d’abord à l’universel — de nombreux expatriés de la ruralité s’y reconnaîtront —, mais elle s’exprime aussi dans un sentimentalisme qui en surligne les enjeux de manière artificielle. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Colère contre un monde en régression
Ils sont Berlinois depuis toujours, ou alors de récents immigrants, gais ou lesbiennes, juifs ou non, tous profondément déracinés quoi qu’il en soit. Mais ils sont aussi des sociologues improvisés qui tentent de s’interroger sur leur douloureux héritage allemand. Ils sont des représentants de la marginalité que leurs confessions placent dans une position de rupture nette avec une société redevenue hétéronormative et conformiste depuis l’élection de Trump. Avec la figure honnie de l’homme d’état turc Erdogan, le président états-unien sera la principale cible des monologues de la deuxième partie du spectacle, parce qu’emblématique d’un populisme anti-immigration et anti-homosexualité qui affecte aussi l’Europe. Son visage triomphant et sa chevelure dorée apparaîtront régulièrement sur l’écran en fond de scène : supports visuels par ailleurs mal intégrés à la pièce, plus décoratifs que signifiants.
Rappelons que la quête d’un monde moins hétéronormatif est l’une des lignes directrices du travail récent de Falk Richter, laquelle parcourait entièrement son précédent spectacle Small Town Boy. Et cette quête se fait par l’expression d’une colère bien sentie. Les prises de parole, performances d’acteur dictées par la folle énergie du militant, constituent, malgré un certain manque de nuances et de perspective, de grands moments de théâtre. Elles sont d’autant plus saisissantes qu’en cultivant un troublant effet de spontanéité, elles paraissent quasi improvisées, absolument ancrées dans l’ici et maintenant et dans l’urgence de dire. Des numéros qui s’articulent en crescendo, selon une puissante progression dramatique et vocale.
La pièce n’en devient pas pour autant prévisible, interrompant sa narration bien gauchisante par une scène très théâtralisée dans laquelle la troupe fera entendre le discours intolérant qu’elle dénonce, sous la forme d’une radicale prise de parole masculiniste. L’acteur Daniel Lommatzsch y brille particulièrement, cette fois dans un rôle de composition. Choc des contrastes. On en ressort habité de la conviction qu’il faut lutter contre le retour de tous les radicalismes. Mais pas nécessairement armé pour réfléchir à la complexité de ces questions.
Texte et mise en scène : Falk Richter. Scénographie et costumes : Katrin Hoffmann. Musique : Nils Ostendorf. Vidéo : Aliocha Van Der Avoort. Éclairages : Carsten Sander. Dramatugie : Jens Hillje et Mazlum Nergiz. Au Théâtre Maxim Gorki (Berlin) du 30 septembre au 31 octobre 2017.
Traître. C’est ainsi que l’on traduit Verräter, titre de la nouvelle offrande de Falk Richter sur la scène berlinoise. Dans la forme réinventée de théâtre d’agit-prop qu’il affectionne désormais, le créateur s’inquiète de la recrudescence d’un nationalisme populiste qui exalte le modèle familial traditionnel et qui fait de plus en plus d’exclus. Homosexuels, artistes et autres marginaux sont les «traîtres à la patrie» qu’il met en scène dans un environnement débordant et chaotique, négligeant parfois les nuances, mais jamais l’intensité et l’authenticité.
Nouveau cycle de création pour Richter, qui, depuis 2014, jette les bases d’une esthétique très agitée, au service d’un contenu plus militant que jamais, et parfois en grossissant beaucoup le trait. Finie la danse-théâtre sur fond de critique du consumérisme (vue dans Trust ou Rausch), voici venir un théâtre encore plus politisé, évidemment campé très à gauche, qui flirte avec l’autofiction avant d’aboutir dans une série de monologues engagés et survoltés. Dans un enrobage de musique en direct et dans un climat de grande permissivité, ses acteurs trouvent un territoire de jeu inédit, expérimentant le registre de parole du manifestant, celui qui soulève la foule par sa diatribe dénonçant l’injustice ou l’inégalité. Il y eut d’abord Small Town Boy (2014), puis Fear, gros succès de la Schaubühne en 2015, et maintenant Verräter.
Du personnel au politique
Ceux qui apparaissent sur le plateau ne sont pas des personnages. On connaît bien le principe. Falk Richter expérimente d’abord une forme de métathéâtralité et d’autofiction en mettant en scène des acteurs jouant plus ou moins leur propre rôle, livrant des bribes de leur enfance sans qu’on sache déterminer le vrai du faux, puis évoquant une pièce qu’ils seraient en train de construire, mais qu’on ne verra heureusement jamais : une comédie musicale racontant l’Holocauste à la manière de La La Land!
Ce jeu de confusion entre le réel et la fiction n’a plus grand-chose d’original sur la scène contemporaine, mais, ici, il sert à préparer le spectateur au caractère très intime de ce qui va suivre : des prises de parole dans lesquelles on sent bien l’investissement de chaque acteur, le regard singulier que chacun pose sur les dérives du monde actuel, et le cheminement personnel qui l’a mené à ces perspectives. Chère au créateur, l’idée selon laquelle le social et le politique déterminent jusqu’aux détails de nos vies s’incarne également dans cette esthétique juxtaposant le vrai et le faux. L’intimité sert de porte d’entrée au discours sociopolitique et permet d’arriver à la pleine conscience de l’inscription de soi dans une toile de réseaux géopolitiques.
La longue première partie paraît néanmoins anecdotique à plusieurs égards. Dans leur volonté d’offrir un spectacle personnel dans lequel ils s’engagent entièrement, les acteurs manquent de recul dramaturgique et sombrent parfois dans les pièges de la complaisance, du narcissisme et de l’épanchement — bien loin du propos social que, pourtant, ils vont bientôt tenter d’étoffer. Ainsi, la comédienne Mareike Beykirch raconte son identité morcelée par la toute première «trahison» qu’elle a perpétrée envers ses origines, quittant son patelin de la Saxe-Anhalt pour échapper à son conservatisme. Sa confession touche d’abord à l’universel — de nombreux expatriés de la ruralité s’y reconnaîtront —, mais elle s’exprime aussi dans un sentimentalisme qui en surligne les enjeux de manière artificielle. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Colère contre un monde en régression
Ils sont Berlinois depuis toujours, ou alors de récents immigrants, gais ou lesbiennes, juifs ou non, tous profondément déracinés quoi qu’il en soit. Mais ils sont aussi des sociologues improvisés qui tentent de s’interroger sur leur douloureux héritage allemand. Ils sont des représentants de la marginalité que leurs confessions placent dans une position de rupture nette avec une société redevenue hétéronormative et conformiste depuis l’élection de Trump. Avec la figure honnie de l’homme d’état turc Erdogan, le président états-unien sera la principale cible des monologues de la deuxième partie du spectacle, parce qu’emblématique d’un populisme anti-immigration et anti-homosexualité qui affecte aussi l’Europe. Son visage triomphant et sa chevelure dorée apparaîtront régulièrement sur l’écran en fond de scène : supports visuels par ailleurs mal intégrés à la pièce, plus décoratifs que signifiants.
Rappelons que la quête d’un monde moins hétéronormatif est l’une des lignes directrices du travail récent de Falk Richter, laquelle parcourait entièrement son précédent spectacle Small Town Boy. Et cette quête se fait par l’expression d’une colère bien sentie. Les prises de parole, performances d’acteur dictées par la folle énergie du militant, constituent, malgré un certain manque de nuances et de perspective, de grands moments de théâtre. Elles sont d’autant plus saisissantes qu’en cultivant un troublant effet de spontanéité, elles paraissent quasi improvisées, absolument ancrées dans l’ici et maintenant et dans l’urgence de dire. Des numéros qui s’articulent en crescendo, selon une puissante progression dramatique et vocale.
La pièce n’en devient pas pour autant prévisible, interrompant sa narration bien gauchisante par une scène très théâtralisée dans laquelle la troupe fera entendre le discours intolérant qu’elle dénonce, sous la forme d’une radicale prise de parole masculiniste. L’acteur Daniel Lommatzsch y brille particulièrement, cette fois dans un rôle de composition. Choc des contrastes. On en ressort habité de la conviction qu’il faut lutter contre le retour de tous les radicalismes. Mais pas nécessairement armé pour réfléchir à la complexité de ces questions.
Verräter
Texte et mise en scène : Falk Richter. Scénographie et costumes : Katrin Hoffmann. Musique : Nils Ostendorf. Vidéo : Aliocha Van Der Avoort. Éclairages : Carsten Sander. Dramatugie : Jens Hillje et Mazlum Nergiz. Au Théâtre Maxim Gorki (Berlin) du 30 septembre au 31 octobre 2017.