Critiques

Utopie(s) : Explosion de solidarités

Luma R.Brieuc

Ce pourrait être un potlatch. Un exorcisme. Un happening. Un opéra. Utopie(s), objet inattendu dans le paysage montréalais, s’avère être une pièce éclectique, à multiples volets, en langues et disciplines artistiques diverses, à grands tableaux vivants.

Luma R. Brieuc

Une installation de 1 500 statuettes blanches, faites à la main et campées au sol, accueille d’emblée le public dans l’immense espace de l’Arsenal. Ces divinités hautes comme une main ouverte baignent dans la lumière et la musique orchestrale, composée pour l’événement. Elles seront réparties sur treize tables, chaque interprète y composant lentement un tableau humain. Des bruits suivront, et de multiples chants a capella, essentiels à la performance, s’accompagneront de vastes déambulations, aux gestuelles singulières, et de déclamations percutantes, d’un bout à l’autre de la salle bordée de néons.

Cette pièce d’art total exige qu’on pénètre son monde, touffu, où chaque comédienne a apporté son bagage symbolique. Mais les sièges de la grande galerie resteront presque vides: qui, de nos jours, prévoirait de se laisser aller à l’envoûtement féminin? Car ces interprètes, à la force contenue, se déploient en déesses. Dans un propos général plutôt éparpillé, elles forment un chœur incarnant l’Utopie, comme une réponse à un vers de Nicole Brossard: «À quoi ressemble une colère amplifiée de pluriel féminin?»

Cet ambitieux spectacle, géant, est porté de bout en bout par ces treize femmes, multiples visages d’une Électre contemporaine. Comme l’héroïne, elles racontent leur monde, réclamant la justice, la force et l’endurance pour aller au bout de leurs gestes, de leurs cris, de leurs voix, près de la folie. Justice peut-elle être rendue dans l’utopie? Le théâtre ne changera pas le monde, mais la force qui s’en dégage d’abord étonne, puis elle galvanise le spectateur, pas d’un coup ni tout le temps, mais l’harmonie monte, et le projet s’éclaircit.

Luma R. Brieuc

Durant ces quatre soirs consécutifs, plus de huit heures de théâtre sur les douze heures que compte la performance entière, j’ai appris à connaître ces personnalités qui chantent, qui dansent, qui miment, qui grimacent, qui déclament leurs convictions. Les dirigeant face à l’état du monde, là où les poèmes et les chants traverseront l’espace scénique, Hannah Abd El Nour tente de fédérer un sentiment collectif autour d’elles, initiatrices, selon lui, d’un nécessaire réveil politique.

Comment faire du théâtre un moment d’histoire, hormis le fait que l’histoire lui fournit d’inépuisables sujets de plainte et de tragédie? En joignant le geste et la parole, les corps et le meilleur de ces artistes, musiciennes, petites mariées ou poissonnières en acte, on ne fait pas la guerre, mais de la création. L’écoute respectueuse de leur communauté entraîne des mouvements d’ensemble, où les émotions sont exprimées en canon, en contrepoint, en une partition musicale.

Abd El Nour exige beaucoup du public, en lui demandant de se syntoniser sur autant de sujets collés, dans la communion d’une journée ou d’une nuit complète. Une utopie au long cours. Mais la consistance de cette programmation, scindée en Solitude(s), Amour(s), Colère(s) et Résistance(s), a été crescendo, jusqu’à unifier des moments de beauté épars dans un vaste souffle épique, à la force emballante, inoubliable dans la dernière partie, un vrai plat de résistance.

Utopie(s)

Mise en scène: Hannah Abd El Nour. Avec Lousnak Abdalian, Claudia Bernal, Sarah Chouinard-Poirier, Sarah Elola, Maritza Grégoire, Myriam-Sophie Deslauriers, Raïa Haïdar, Veronica Melis, Kristin Molnar, Lara Oundjian, Jeimy Oviedo, Catalina Pop et Marina Sousa. Musique: Katia Makdissi-Warren. Son: Thomas Sinou. Costumes: Valérie Gagnon Hamel. Éclairages: Martin Sirois. Scénographie: Machine Design. Une production de Volte 21. À l’Arsenal jusqu’au 10 mars 2018.