C’est un sujet très dur qu’aborde la pièce de Guillaume Lapierre-Desnoyers avec la fugue de Chloé, 15 ans, en conflit avec une mère monoparentale. Car on parle ici de fugue «extrême»: elle part en stop, enfilant les rides de truck téméraires, les attentes désœuvrées dans des trucks-stops américains, dormant dehors, les sens en alerte, avec le risque constant de finir au fond d’un conteneur. Une tentative de survivre en déjouant la mort à chaque instant.
Après une première pièce sur l’univers d’un bar de danseuses (SexeMania, 2011), l’auteur s’intéresse à nouveau aux femmes marginalisées, aux «filles perdues», comme on le disait naguère. Les médias ont rapporté récemment les histoires d’adolescentes s’échappant des centres jeunesse pour se jeter dans la gueule du loup, dans la rue… et bien souvent disparaître vite des radars. Sur scène, l’enquêteur chargé du dossier de Chloé, interprété avec une tendre humanité par Steve Laplante, donne la tragique mesure de ce phénomène, avec des chiffres, des faits brutaux. Entre obsession et impuissance, il confère de la grandeur à ce métier insensé de chercher des enfants que personne ne voit (ne veut voir?) pour les retrouver morts ou brisés pour toujours. Quand on les retrouve.
«J’en ai vu, des filles, tomber…» Voilà le triste euphémisme de Stacey, en fugue depuis cinq ans, une aguerrie qui devient l’amie d’infortune de Chloé. Par moments coryphée, elle commente les paroles du policier ou de la mère. Le regard morne, elle reprend un peu vie au contact de «la nouvelle», l’une et l’autre se tenant pour ne pas tomber, justement. Dans la mise en scène précise et rythmée d’Édith Patenaude, ce road-movie théâtral réussit à se déployer dans l’espace restreint de la Petite Licorne, grâce à la scénographie évocatrice de Patrice Charbonneau-Brunelle. Côté jardin, l’espace de la mère, où jamais Chloé n’ira; côté cour, l’espace du policier. Au milieu, un plan incliné dans lequel est percée une ouverture, fenêtre sur le monde où se succèdent des photos d’autoroutes ou de lieux déserts. C’est l’espace des jeunes filles sur la route, qui se tiennent là, souvent ramassées sur elles-mêmes, en déséquilibre sur cette pente glissante.
Les premières minutes du spectacle montrent la violence du climat familial. Chloé s’adresse à sa mère avec une telle agressivité qu’on reste perplexe puisque celle-ci ne semble pas mériter un tel traitement, à part le fait de ne pas lui acheter le bon cadeau d’anniversaire ou de lui adresser des reproches. Mais, surtout, rien qui justifie une fugue aussi radicale, aussi autodestructrice. Chloé subit son premier viol après quatre mois de cavale. Elle se trouve chanceuse, car si elle maintient cette cadence, ça ne fera que trois par année…
Les fugueuses, dit-on dans Invisibles, quittent la maison familiale pour rester en vie. Tous les cas évoqués par le policier de ces enfants qui disparaissent après avoir fui des milieux dysfonctionnels, et l’inceste souvent, sont bouleversants. Or le spectacle finit sans que l’auteur révèle en quoi la mère de Chloé ne l’a pas protégée, en quoi, comme le sous-entend l’enquêteur, elle a failli à son rôle de mère. Josée Deschênes campe avec son naturel plein d’aplomb cette mère désemparée devant cet être bouillonnant de révolte, puis angoissée par sa disparition. De toute évidence, la jeune Noémie O’Farrell adhère aux griefs de son personnage, car elle donne à sa rage une force sidérante. Comme il nous manque des informations, nous avons un peu de mal à comprendre la crise que traverse cette enfant, rebel without a cause, et sa décision.
Au contraire, pour Stacy, revenue de tout et se décrivant comme un paysage ravagé, on devine que la fuite était motivée par un instinct de survie bien réel. La lumineuse Alice Moreault lui donne des accents de vérité, de fragilité, de poignant désespoir; cette jeune comédienne est, pour moi, la révélation du spectacle et Stacey, le personnage-clé pour nous donner accès à une existence dont on ne fait qu’entrevoir ici les noirs contours.
Texte: Guillaume Lapierre-Desnoyers. Mise en scène: Édith Patenaude. Scénographie et costumes: Patrice Charbonneau-Brunelle. Éclairages: Marie-Aube St-Amand-Duplessis. Son: Gaël Lane Lépine. Projections: Éva-Maude TC. Avec Josée Deschênes, Steve Laplante, Alice Moreault et Noémie O’Farrell. Une production de Stuko-Théâtre. À la Petite Licorne jusqu’au 16 mars 2018.
C’est un sujet très dur qu’aborde la pièce de Guillaume Lapierre-Desnoyers avec la fugue de Chloé, 15 ans, en conflit avec une mère monoparentale. Car on parle ici de fugue «extrême»: elle part en stop, enfilant les rides de truck téméraires, les attentes désœuvrées dans des trucks-stops américains, dormant dehors, les sens en alerte, avec le risque constant de finir au fond d’un conteneur. Une tentative de survivre en déjouant la mort à chaque instant.
Après une première pièce sur l’univers d’un bar de danseuses (SexeMania, 2011), l’auteur s’intéresse à nouveau aux femmes marginalisées, aux «filles perdues», comme on le disait naguère. Les médias ont rapporté récemment les histoires d’adolescentes s’échappant des centres jeunesse pour se jeter dans la gueule du loup, dans la rue… et bien souvent disparaître vite des radars. Sur scène, l’enquêteur chargé du dossier de Chloé, interprété avec une tendre humanité par Steve Laplante, donne la tragique mesure de ce phénomène, avec des chiffres, des faits brutaux. Entre obsession et impuissance, il confère de la grandeur à ce métier insensé de chercher des enfants que personne ne voit (ne veut voir?) pour les retrouver morts ou brisés pour toujours. Quand on les retrouve.
«J’en ai vu, des filles, tomber…» Voilà le triste euphémisme de Stacey, en fugue depuis cinq ans, une aguerrie qui devient l’amie d’infortune de Chloé. Par moments coryphée, elle commente les paroles du policier ou de la mère. Le regard morne, elle reprend un peu vie au contact de «la nouvelle», l’une et l’autre se tenant pour ne pas tomber, justement. Dans la mise en scène précise et rythmée d’Édith Patenaude, ce road-movie théâtral réussit à se déployer dans l’espace restreint de la Petite Licorne, grâce à la scénographie évocatrice de Patrice Charbonneau-Brunelle. Côté jardin, l’espace de la mère, où jamais Chloé n’ira; côté cour, l’espace du policier. Au milieu, un plan incliné dans lequel est percée une ouverture, fenêtre sur le monde où se succèdent des photos d’autoroutes ou de lieux déserts. C’est l’espace des jeunes filles sur la route, qui se tiennent là, souvent ramassées sur elles-mêmes, en déséquilibre sur cette pente glissante.
Les premières minutes du spectacle montrent la violence du climat familial. Chloé s’adresse à sa mère avec une telle agressivité qu’on reste perplexe puisque celle-ci ne semble pas mériter un tel traitement, à part le fait de ne pas lui acheter le bon cadeau d’anniversaire ou de lui adresser des reproches. Mais, surtout, rien qui justifie une fugue aussi radicale, aussi autodestructrice. Chloé subit son premier viol après quatre mois de cavale. Elle se trouve chanceuse, car si elle maintient cette cadence, ça ne fera que trois par année…
Les fugueuses, dit-on dans Invisibles, quittent la maison familiale pour rester en vie. Tous les cas évoqués par le policier de ces enfants qui disparaissent après avoir fui des milieux dysfonctionnels, et l’inceste souvent, sont bouleversants. Or le spectacle finit sans que l’auteur révèle en quoi la mère de Chloé ne l’a pas protégée, en quoi, comme le sous-entend l’enquêteur, elle a failli à son rôle de mère. Josée Deschênes campe avec son naturel plein d’aplomb cette mère désemparée devant cet être bouillonnant de révolte, puis angoissée par sa disparition. De toute évidence, la jeune Noémie O’Farrell adhère aux griefs de son personnage, car elle donne à sa rage une force sidérante. Comme il nous manque des informations, nous avons un peu de mal à comprendre la crise que traverse cette enfant, rebel without a cause, et sa décision.
Au contraire, pour Stacy, revenue de tout et se décrivant comme un paysage ravagé, on devine que la fuite était motivée par un instinct de survie bien réel. La lumineuse Alice Moreault lui donne des accents de vérité, de fragilité, de poignant désespoir; cette jeune comédienne est, pour moi, la révélation du spectacle et Stacey, le personnage-clé pour nous donner accès à une existence dont on ne fait qu’entrevoir ici les noirs contours.
Invisibles
Texte: Guillaume Lapierre-Desnoyers. Mise en scène: Édith Patenaude. Scénographie et costumes: Patrice Charbonneau-Brunelle. Éclairages: Marie-Aube St-Amand-Duplessis. Son: Gaël Lane Lépine. Projections: Éva-Maude TC. Avec Josée Deschênes, Steve Laplante, Alice Moreault et Noémie O’Farrell. Une production de Stuko-Théâtre. À la Petite Licorne jusqu’au 16 mars 2018.