Critiques

La détresse et l’enchantement : Naître à son destin

Yves Renaud

L’adaptation pour la scène d’un livre culte qui a fait rêver et ravi des milliers de lecteurs et de lectrices représente toujours un défi, qui, dans le cas de cette œuvre autobiographique inachevée de la grande Gabrielle Roy, en était un de taille. Le projet porté depuis des années par la comédienne qui l’incarne, Marie-Thérèse Fortin, et par le metteur en scène Olivier Kemeid, résulte en un spectacle sobre, comme il se doit, où les mots de l’écrivaine, sa personnalité vive et chaleureuse, sa vision pénétrante de l’existence humaine nous parviennent aisément.

Yves Renaud

Dans ce livre volumineux – 500 pages – sont évoquées les années de jeunesse de la romancière, qui, à plus de 70 ans, pose un ultime regard sur une existence bien remplie. Ainsi évoque-t-elle son adolescence à Saint-Boniface, au Manitoba, où sa famille d’origine acadienne s’était installée, narrant ses sorties avec sa mère jusqu’à la capitale Winnipeg, où elles vécurent l’humiliation répétée de se voir dévisagées parce que parlant français; elle se jura, un jour, de venger sa mère et les siens de ces vexations. Son éducation bilingue, son amour du théâtre, ses premiers prix de composition française, puis son expérience d’institutrice, son départ pour l’Europe, son premier amour, la mort de ses parents sont les grandes étapes qui lui permettront de naître à son destin.

Dans l’espace bien vaste de la scène du TNM, où la scénographie ouverte est constituée d’un grand plateau représentant des rochers plats de bord de mer sous un ciel dégagé avec une unique bande de nuages mouvants, l’interprète, d’abord immobile, s’anime à travers le personnage de la mère, avec son accent moins châtié que celui de sa fille, qu’elle incarne en alternance. Sa période d’enseignement aux enfants immigrants donne lieu à de beaux moments de jeu physique. Avec aplomb et naturel, Marie-Thérèse Fortin joue un médecin, une compatriote qui l’accueille à Paris, sa logeuse française bien typique, même Charles Dullin au Théâtre de l’Atelier, dont la pédanterie provoquera sa fuite, suscitant les rires et l’adhésion du public.

Yves Renaud

L’amour-passion qu’elle connaît à Londres, relaté dans certaines des plus belles pages du livre, connaît un dénouement rapide et déchirant, qui la marquera à jamais, lui faisant ressentir «un effroi envers l’amour» qui ne la quittera plus. Bien sûr, on ne peut, en une représentation d’une heure trente, rendre toute la richesse d’une telle œuvre, qui va au cœur de l’expérience humaine. On sent bien, dans le montage dramaturgique, des ellipses un peu rapides, des sauts dans le temps qui nous surprennent. Cependant, on aurait difficilement pu tenir une version plus longue d’un spectacle basé sur un récit de vie, dont les rebondissements sont avant tout intellectuels.

La pièce aurait sans doute gagné en émotion présentée dans une salle plus intime, ou dans un décor où l’on aurait restreint l’aire de jeu. Mais ne boudons pas notre plaisir: celui d’entendre les mots de l’auteure et d’apprécier le jeu non affecté, malgré un langage d’une autre époque, de la comédienne. Espérons que le spectacle suscitera l’intérêt d’un nouveau lectorat pour le bouquin, plutôt que de donner l’impression à ceux et celles qui y assisteront de l’avoir enfin lu…

La détresse et l’enchantement

Texte: Gabrielle Roy. Montage dramaturgique: Marie-Thérèse Fortin et Olivier Kemeid. Mise en scène: Olivier Kemeid. Scénographie: Véronique Bertrand. Costumes: Virginie Leclerc. Vidéo: Lionel Arnould. Éclairages: Étienne Boucher. Musique: Stéphane Caron. Mouvements: Estelle Clareton. Maquillages: Florence Cornet. Accessoires: Érica Schmitz. Avec Marie-Thérèse Fortin. Une coproduction du Théâtre du Nouveau Monde, du Théâtre du Trident et des Trois Tristes Tigres. Au TNM jusqu’au 10 mars 2018, puis au Grand Théâtre de Québec durant la saison 2018-2019. En reprise au TNM du 22 octobre au 2 novembre 2019.