Critiques

Les Hardings : Tragédie humaine

© Valérie Remise

La pièce d’Alexia Bürger, inspirée de la tragédie nationale de Lac-Mégantic, commence quand tout est advenu, dans un espace figé en pleine explosion. Trois personnages homonymes déploient chronologiquement le récit du conducteur du train, Thomas Harding, qui n’a pu échapper à son destin: la survie, pendant son sommeil à l’hôtel, alors que les freins de son train cèdent. Médiatisée, scrutée à la loupe par l’appareil judiciaire, son histoire est doublée par le récit de deux autres Harding. Celui, intime, d’un père de famille, écrivain, lequel va perdre son fils adolescent dans un accident de vélo. Enfin celui, comptable, d’un assureur américain dont l’approche existentielle se réduit à des évaluations chiffrées.

Valérie Remise

En 1h30, sans arrêt, cette création file droit sur les rails de la quintessence tragique: la loi, la justice, la responsabilité individuelle. Enserrée dans la scénographie époustouflante de radicalité de Simon Guilbault, grise et terne à souhait, Les Hardings agissent comme l’anti photo-choc du fait divers. Pas de poussière (sinon contenue dans une chaussure, au début), ni de sang ou de larmes autour des personnages incarnés par Martin Drainville, Patrice Dubois et Bruno Marcil. Plutôt que de nous amener à revivre l’horreur par les images, montrées ou évoquées, la pièce offre une plongée dans un processus lent et inexorable, dont l’issue est connue de tous. Ce qu’elle réussit brillamment, c’est à nous introduire au scandale de l’horreur, et non à l’horreur elle-même.

Nous ne sommes liés à la tragédie que par l’intérêt technique: défaillances multiples de la Montreal, Maine & Atlantic (MMA), mauvais entretien des voies ferrées, manque de formation des conducteurs et réduction de personnel, entre mille autres facteurs. Comme si la longue liste des négligences ayant conduit au déraillement cristallisait notre course effrénée au profit. Les voici résumées à la pirouette: «l’alignement des trous d’un fromage suisse.» Car le spectacle prend soin de ventiler la teneur anxiogène de son sujet. D’abord grâce au personnage obsessionnel de l’assureur, contrepoint gentiment timbré à la gravité de la situation. Par son interprétation de doux dingue obnubilé par la déchéance physique, Martin Drainville convie le rire à l’horreur du moment. Ensuite par les intermèdes musicaux de train songs puisés dans le répertoire soul américain et chantés par les trois comédiens tout au long du spectacle. Était-ce toutefois nécessaire de libérer une pression qui ne s’est jamais véritablement constituée?

Valérie Remise

À défaut de nous surprendre ou de nous choquer, la création d’Alexia Bürger apparaît trop habile et réfléchie pour nous atteindre. Cela ne résonne pas, ne trouble pas, et l’enfermement des comédiens dans une mise en scène trop figée nous dispense de recevoir l’impact tragique dans son ampleur. La metteuse en scène privilégie la solennité des poses, les effets de chœurs (et leurs revers, les redites), les échos jusque dans la narration qui met en parallèle la tragédie d’un père perdant son fils et celle d’un homme décimant une collectivité (il est d’ailleurs toujours question d’hommes, jamais de femmes, dans cette histoire de train).

Tout est si cadré, dépoussiéré, bien démontré, que l’on repart avec cette impression que face à la pièce, nous sommes dépossédés de notre jugement: on a frémi pour nous, réfléchi et jugé pour nous, on nous a octroyé une pause musicale ou humoristique en anticipant notre résistance émotionnelle; l’auteure et metteuse en scène ne nous a guère laissé qu’un simple droit d’acquiescement à cette nourriture tragique déjà parfaitement assimilée par ses créateurs. Finalement, que nous reste-t-il?

Les Hardings

Texte et mise en scène: Alexia Bürger. Scénographie: Simon Guilbault. Costumes: Elen Ewing. Éclairages et vidéo: Mathieu Roy. Musique: Nicolas Basque et Philippe Brault. Maquillages et coiffures: Sylvie Rolland-Provost. Conseil au mouvement: Catherine Tardif. Avec Martin Drainville, Patrice Dubois et Bruno Marcil. Au Centre du Théâtre d’aujourd’hui jusqu’au 5 mai 2018.

Maud Cucchi

À propos de

Collaboratrice de JEU depuis 2016, elle a été journaliste culturelle au quotidien Le Droit, à Ottawa, pendant 9 ans.