Critiques

Nombre : Domestiquer la multitude

© Stéphane Bourgeois

En entrant dans la salle, le spectateur reçoit un carton sur lequel est inscrit un numéro et la consigne de prendre une chaise et de la déposer sur l’espace numéroté correspondant. Petite confusion: les numéros au sol ne sont pas séquentiels. Le subterfuge crée d’entrée de jeu une atmosphère décontractée, chacun se faisant le guide de l’autre pour trouver le chiffre en question. On remettra ensuite un carnet de cartons numérotés énonçant chacun une consigne précise que le public doit exécuter sur demande.

© Stéphane Bourgeois

Le public est réparti sur trois murs face à l’espace de jeu au centre. En fond de scène, le dernier mur deviendra le support des graffitis proposés en cours de représentation par une voix hors champ qui, tel un deus ex machina, fait valser son petit monde à l’unanimité. On se prête de bonne grâce à écrire un nom, une date, une chose indispensable, le nombre de notre fratrie, toutes informations bien anodines sur le mur des graffitis qui nous fait regretter les dazibaos sauvages de la révolution culturelle dans la Chine de Mao Zedong. Il s’agit d’opposer aux médias sociaux virtuels et désincarnés un rapport physique immédiat avec ses semblables. La stratégie des petits morceaux de bravoure exécutés par des participants volontaires n’est pas nouvelle. Allan Kaprow et Augusto Boal font partie de ceux qui ont tenté d’arracher le spectateur à sa condition de voyeur distant. Ici, les consignes, exécutées sans résistance par un public complaisant et désirant, se croisent en une montée bien contrôlée qui a mené le soir de la première à une révélation très intime de la part d’une participante. Bref moment de psychodrame pour une catharsis collective.

Bien sûr, il convient d’apprivoiser l’intime pour en partager les banalités et, qui sait, peut-être aussi des secrets mieux enfouis. Le procédé, basé sur l’expectative, s’épuise bientôt. Peut-être faut-il toujours refaire la preuve que nous sommes semblables et partageons des sentiments identiques, des situations familiales, amoureuses, sociales du même ordre. Mais la structure ici, se voulant rassurante, pêche par excès de précautions. L’enfer est pavé de bonnes intentions. L’enfermement dans une structure aussi bien contrôlée atteint des objectifs contradictoires. En voulant remettre l’humain en interaction avec son voisin, par un ensemble de jeux anodins relevant de la psychologie populaire, l’impression se confirme que la docilité est la mort de la société. Le jeu, pour amusant qu’il soit au départ, remet en cause la différence. Le semblable du geste télécommandé nous transforme en moutons de Panurge, illustrant la civilité de la société. Trop de bons sentiments ne parviennent pas à rompre le chacun pour soi, même si cela nous rassure quant à une possible convivialité.

© Stéphane Bourgeois

S’appuyant sur la bonhomie du public, sur sa participation active ou mitigée, le spectacle prendra chaque soir la couleur de l’assistance. Mais nous savons déjà que cela variera très peu. C’est qu’il n’y a pas de risque ici. Et nous savons bien qu’à la question de la chose dont vous ne pourriez jamais vous passer, on trouvera l’amour dans 80% des réponses. Ce spectacle participatif et néanmoins confortable illustre notre état d’humain sans histoire, lorsque la banalité documentaire confirme notre domestication. Aucune sauvagerie ne viendra nous désarçonner.

Nombre

Mise en scène et dramaturgie: Krystel Descary, Claudiane Ruelland et Alexandrine Warren. Scénographie: Marie-Renée Bourget Harvey. Éclairages: Keven Dubois. Son: Josué Beaucage. Regard extérieur: Steve Gagnon et Danielle Le Saux-Farmer. Une production du Collectif AlphaCharlieKilo. À la Maison pour la danse à l’occasion du Carrefour international de théâtre de Québec jusqu’au 5 juin 2018.