Critiques

Prouesses et épouvantables digestions… : les révoltés d’Utopie

Hugo B.Lefort

Est-ce une bonne idée de faire monter Rabelais sur les planches ? C’est ce qu’a tenté Philippe Cyr au Théâtre Denise-Pelletier, à partir d’une adaptation de l’auteur Gabriel Plante. Le résultat, foisonnant et loin d’être déshonorant, nous laisse sur notre faim malgré le festin visuel mis en branle dans le spectacle. Le projet n’avait rien d’aisé : l’obstacle de la langue, d’abord, à moderniser, puis l’écueil d’une trivialité joyeusement scatologique à mettre en scène. Un bel exemple, en somme, de l’expression au (pas si) propre et figuré, «se démerder». L’académicien Dany Laferrière apporte la caution littéraire plus sérieuse du spectacle, en prêtant sa voix grave et d’une épatante sobriété à Rabelais. Rassurant fil narratif d’une folle aventure, pétaradante à souhait de pets, de mets et de philosophie ! 

Hugo B.Lefort

«Entrons dedans sa bouche et cheminons bien deux lieux sous sa langue» : le metteur en scène Philippe Cyr a repris au mot la proposition de Rabelais, en expédiant Frère Jean, Ponocrate, Le pèlerin et Panurge dans l’estomac de Pantagruel. En 1h30 de spectacle, il transforme le plateau en bain mousse surplombé d’un trou béant et propose un voyage dans l’œuvre de Rabelais qui n’est ni résumé, ni traduction, mais odyssée toute baignée d’humanisme que domine cette célèbre formule ayant traversé les siècles : «science sans conscience n’est que ruine de l’âme».  

La grossièreté attendue n’aura rien de gratuit, nous prévient la voix de Dany Laferrière par le contrat de lecture qui nous invite d’emblée à approfondir le sens du récit, à «rompre l’os et sucer la substantifique moelle». En matière de divertissement subversif, la mise en scène annonce rapidement la couleur : concours de flatulences au micro et ce, dans toutes les positions. On devise de «la difficulté de se torcher le cul» en pataugeant, en bottes de caoutchouc et costumes médiévo-carnavalesques – dans un substrat de mousse retombée comme un soufflé. C’est l’estomac de toutes les jouissances rabelaisiennes, où folie et philosophie relèvent du même suc gastrique.       

Hugo B. Lefort

Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel démontre bien comment la verve comique de Rabelais ne se borne pas à utiliser les pouvoirs critiques et destructeurs du rire mais à faire du rire, lui-même, une vertu purgative et spirituelle. Le programme des personnages, «manger et rire», jusqu’au boutiste (Panurge meurt d’avoir trop mangé) offre un refuge «aux temps obscurs» où raison et entendement sont malmenés; chaque époque y trouvera son compte, surtout la nôtre. 

Avec des comédiens très sûrs au jeu roboratif mené par l’entrain de Nathalie Claude en Frère Jean, le spectacle mise sur l’hétéroclite mais nous laisse sur un sentiment partagé. Le foisonnant décor (tapis roulant, faisceaux laser, mousse) et les gadgets de mise en scène (une poupée gonflable de Rabelais plutôt ridicule, des livres et nourriture tombés des cintres) semblent avoir absorbé la part de fantaisie dont le texte a été dépouillé – certainement pour des raisons intelligibles. Mettons que le rire jaune de l’humour brunâtre est encore un rire.  

Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel

Texte et adaptation : Gabriel Plante. Mise en scène : Philippe Cyr. Assistance et régie : Émilie Gauvin. Scénographie : Odile Gamache. Costumes : Elen Ewing. Maquillage : Véronique St-Germain. Lumières : Martin Labrecque. Conception sonore : Frédéric Auger. Conseil dramaturgique: David Paquet. Avec : Paul Ahmarani, Nathalie Claude, Renaud Lacelle-Bourdon, Cynthia Wu-Maheux et la voix de Dany Laferrière. Une production du Théâtre Denise-Pelletier présentée jusqu’au 20 octobre 2018.

Maud Cucchi

À propos de

Collaboratrice de JEU depuis 2016, elle a été journaliste culturelle au quotidien Le Droit, à Ottawa, pendant 9 ans.