Critiques

Neuf [titre provisoire] : Compte à rebours

© Valérie Remise

La compagnie Orange Noyée convie le public à une veillée funèbre s’inscrivant sous le signe de l’humour. On assiste, dans Neuf [titre provisoire], à une mise en abyme, à une pièce de théâtre, œuvre ultime d’un artiste fictif ayant apprivoisé le spectre d’une mort annoncée par la rédaction d’un texte dramaturgique destiné à être interprété par ses amis lors de ses obsèques. Or, les acteurs de ce drame funéraire digresseront à maintes reprises, se confiant les uns aux autres quant à ce qui hantent leur psyché alors qu’ils sont confrontés, le cercueil de leur proche agissant tel un miroir métaphorique, à leur propre inexorable fin.

Après avoir exploré le thème de l’identité en passant par l’origine culturelle (Un, Deux, Trois), puis par le genre (Ils étaient quatre, Cinq à sept), Soleymanlou poursuit sa quête théâtrale existentielle en l’abordant sous l’angle générationnel. Un peu comme il l’avait fait avec Huit, où autant de comédiens exprimaient leurs préoccupations de tous ordres, mais en donnant cette fois la parole à des artistes de 60 ans et plus. Ceux-ci, invités en amont à discuter avec l’auteur et metteur en scène, ont nourri la trame narrative de leurs réflexions en ce qui concerne, entre autres, le vieillissement, l’histoire du Québec et la rectitude politique. Quant à la mort, sujet principal du spectacle, s’il existe un thème qui soit universel, c’est bien celui-là.

À cet égard, si les propos tenus autour de cette sombre mais inévitable perspective qu’est la fin de la vie n’ont pas nécessairement une portée ontologique, ils sont certes teintés d’un humour souvent délicieux. Qui plus est, qu’ils soient livrés par des comédiens d’expérience, qui, pour plusieurs d’entre eux, se font trop rares sur nos scènes, rendent ces échanges encore plus savoureux. Chacun des interprètes semble d’ailleurs incarner une façon différente d’appréhender la mort. Pour Mireille Métellus, c’est la résignation lucide, pour Monique Spaziani, une nervosité qui frise l’hystérie, pour Pierre Lebeau, une terreur sourde, tandis que Marc Messier utilise l’humour comme rempart et qu’Henri Chassé (probablement le plus jeune de la bande) semble fort de la conviction que la Grande Faucheuse n’a pas encore ouvert son dossier.

© Valérie Remise

Plusieurs sujets sont abordés, presque en vrac, par le quintuor réuni autour du cercueil de leur ami, cercueil trônant au fond d’une scénographie sobre, mais magnifiquement éclairée par Erwann Bernard. Parmi ceux-ci, l’accomplissement, le deuil (en version idéalisé où il serait synonyme d’une liberté momentanée de faire fi des conventions et obligations sociales), la nostalgie, les différences entre les générations, les dogmes entourant la santé et ainsi de suite. Si on n’échappe pas à certains lieux communs (le piètre statut dont jouissent les intellectuels au Québec, par exemple) et que, bien sûr, aucune piste de solution n’est associée aux dénonciations et aux griefs qui sont faits, il reste que certains de ceux-ci se révèlent particulièrement jouissifs. On exulte d’entendre Pierre Lebeau décrier le manque de culture de ses congénères en spécifiant qu’une personne moyenne peut nommer davantage de chefs cuisiniers qu’elle ne connaît d’auteurs. Sa rage est réjouissante, autant que le sont la dignité stoïque de Mireille Métellus ainsi que le talent de conteur de Marc Messier.

Il y a bien quelques longueurs dans ce spectacle dont le caractère (fallacieusement) provisoire du titre évoque bien notre passage sur terre. La fin, particulièrement, a quelque chose de l’agonie que l’on aimerait bien abréger. Le dernier opus de Mani Soleymanlou constitue tout de même un beau moment de théâtre. Un peu comme les funérailles qu’il met en scène, le spectacle permet à des êtres humains d’arrêter brièvement le cours du temps, de se rassembler, de considérer qu’un jour, fatalement, tout se terminera et que d’ici là, on ferait bien de prendre soin les uns des autres, de se scandaliser lorsqu’il le faut et aussi… de rire.

Neuf [titre provisoire]

Texte et mise en scène : Mani Soleymanlou. Interprétation et collaboration au texte : Henri Chassé, Pierre Lebeau, Marc Messier, Mireille Métellus et Monique Spaziani. Éclairages : Erwann Bernard. Costumes : Cynthia St-Gelais. Conception sonore : Larsen Lupin. Une production d’Orange noyée et du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui présentée jusqu’au 20 octobre 2018.