Le théâtre Jean-Duceppe présente une nouvelle adaptation du roman Des souris et des hommes (Of mice and men) de John Steinbeck, paru en 1937. Cette fable moderne dépeint les tribulations de Lennie Small et George Milton, travailleurs saisonniers dans les fermes californiennes, durant la Grande Dépression. George, alerte et débrouillard, veille sur Lennie, un colosse niais et tendre, dont la maladresse leur attire constamment des ennuis. Malgré leurs différences de tempérament, les contrariétés du voyage et l’hostilité du milieu, une amitié indéfectible les unit. Les provocations de Curley, le fils du propriétaire, et les entreprises de Mae, sa pulpeuse épouse, provoquent un accident qui anéantit leurs rêves de liberté et de prospérité.
Maintes fois transposée au théâtre, au cinéma et à la télévision, l’intrigue simple et poignante de Des souris et des hommes se prête naturellement à une adaptation scénique. Fidèle au roman, la scénographie sobre recrée l’atmosphère d’un ranch californien et confère à la pièce une tonalité à la fois réaliste et onirique. La traduction québécoise rend bien la langue âpre et familière des personnages steinbeckiens. L’interprétation est généralement réussie. Guillaume Cyr incarne un nigaud convaincant ; quoique certains de ses gestes ou répliques manquent de naïveté, trahissant une inconstance dans le jeu, le comédien se coule aisément dans la peau de son personnage. Benoît McGinnis assure également une solide interprétation de George. Les prestations des autres acteurs sont à l’avenant.
Cette œuvre crue représente la solitude humaine, l’incompréhension entre les individus, l’injustice du destin et la cruauté des hommes dans toute leur dimension tragique. Les jeux de miroir narratifs, simples mais efficaces, contribuent à l’inexorable fatalité. En particulier, l’euthanasie du chien devenu inutile annonce l’exécution de l’idiot sans défense et le dénouement de la pièce reproduit symétriquement son ouverture. Les pressentiments funestes des protagonistes se matérialisent comme dans un cauchemar, les acculant à leur destin.
Le tragique tient aussi à la cruauté implacable du monde rural. Enlisés dans leur solitude, les paysans s’ignorent. Dans cette société foncièrement individualiste, la solidarité de Lennie et George détonne. Les aspirations des travailleurs agricoles sont broyées par une conjoncture socioéconomique désastreuse, qui les pousse à la mesquinerie. Chacun s’accroche à l’espoir illusoire d’une vie meilleure ; leurs rêves éveillés distillent une touche onirique dans un univers autrement brutal.
La femme, isolée dans un environnement masculin, est confinée à un rôle domestique, réduite à un symbole sexuel. Les visites récurrentes de Mae à la ferme, motivées par l’ennui de la solitude, perturbent les paysans, qui la méprisent et l’injurient. La tragédie de la violence matrimoniale, l’ironie du sort par laquelle Mae est accidentellement tuée par les caresses du géant inoffensif alors même qu’elle fuyait la maltraitance de son mari jaloux, est hélas à peine esquissée.
Crooks, l’écuyer noir, subit de plein fouet la ségrégation. Lorsque, dans un sursaut de fierté, il ose contrarier Mae, elle le rabaisse à son appartenance ethnique et menace de le faire pendre sans autre motif. Tout à leur souffrance personnelle, les opprimés deviennent oppresseurs. La dénonciation de la condition des Noirs demeure cependant discrète.
Malgré sa fidélité, l’adaptation tend à atténuer la brutalité des relations humaines et la crudité du langage. Ainsi, l’interpellation « crazy bastard » est traduite par « maudit innocent », plus affectueuse. L’une des répliques les plus violentes de l’œuvre, qui jette un doute sur l’amitié réelle de George pour Lennie, est omise : « If I was a relative of yours I’d shoot myself. » La verdeur sexuelle des paysans est parfois estompée. Certaines pointes cruelles sont néanmoins maintenues, ainsi que les controversés propos racistes et misogynes, qui contribuent au réalisme social de l’œuvre.
Des souris et des hommes illustre l’échec du rêve américain ; il critique virulemment les valeurs d’une société profondément individualiste et inégalitaire. Une morale humaniste désabusée s’en dégage : « pas besoin d’être un génie pour être un bon gars ; même que des fois, c’est le contraire ». L’idée cruciale du meurtre par compassion, placardée sur les affiches de la pièce, aurait toutefois mérité un développement plus fouillé. De même, la tendresse virile de George pour Lennie manque de profondeur ; l’attachement entre les deux hommes n’est guère expliqué, sinon par la dépendance du faible envers le fort. La pièce se contente de transposer fidèlement le récit, sans toutefois l’éclairer d’une lumière nouvelle. L’interprétation, assez juste dans l’ensemble, n’est pas transcendante, mais elle offre une agréable expérience théâtrale.
Traduction et adaptation de Jean-Philippe Lehoux, d’après le roman de John Steinbeck. Mise en scène : Vincent-Guillaume Otis. Distribution : Benoît McGinnis, Guillaume Cyr, Nicolas Centeno, Maxim Gaudette, Mathieu Gosselin, Marie-Pier Labrecque, Martin-David Peters, Luc Proulx et Gabriel Sabourin. Décor : Romain Fabre. Costumes : Marc Sénécal. Éclairage : Julie Basse. Musique : Jean Gaudreau. Vidéo : Yves Labelle. Accessoires : Normand Blais. Direction de plateau : Stéphanie Capistran-Lalonde. Une production du Théâtre Duceppe à l’affiche jusqu’au 1er décembre 2018.
Le théâtre Jean-Duceppe présente une nouvelle adaptation du roman Des souris et des hommes (Of mice and men) de John Steinbeck, paru en 1937. Cette fable moderne dépeint les tribulations de Lennie Small et George Milton, travailleurs saisonniers dans les fermes californiennes, durant la Grande Dépression. George, alerte et débrouillard, veille sur Lennie, un colosse niais et tendre, dont la maladresse leur attire constamment des ennuis. Malgré leurs différences de tempérament, les contrariétés du voyage et l’hostilité du milieu, une amitié indéfectible les unit. Les provocations de Curley, le fils du propriétaire, et les entreprises de Mae, sa pulpeuse épouse, provoquent un accident qui anéantit leurs rêves de liberté et de prospérité.
Maintes fois transposée au théâtre, au cinéma et à la télévision, l’intrigue simple et poignante de Des souris et des hommes se prête naturellement à une adaptation scénique. Fidèle au roman, la scénographie sobre recrée l’atmosphère d’un ranch californien et confère à la pièce une tonalité à la fois réaliste et onirique. La traduction québécoise rend bien la langue âpre et familière des personnages steinbeckiens. L’interprétation est généralement réussie. Guillaume Cyr incarne un nigaud convaincant ; quoique certains de ses gestes ou répliques manquent de naïveté, trahissant une inconstance dans le jeu, le comédien se coule aisément dans la peau de son personnage. Benoît McGinnis assure également une solide interprétation de George. Les prestations des autres acteurs sont à l’avenant.
Cette œuvre crue représente la solitude humaine, l’incompréhension entre les individus, l’injustice du destin et la cruauté des hommes dans toute leur dimension tragique. Les jeux de miroir narratifs, simples mais efficaces, contribuent à l’inexorable fatalité. En particulier, l’euthanasie du chien devenu inutile annonce l’exécution de l’idiot sans défense et le dénouement de la pièce reproduit symétriquement son ouverture. Les pressentiments funestes des protagonistes se matérialisent comme dans un cauchemar, les acculant à leur destin.
Le tragique tient aussi à la cruauté implacable du monde rural. Enlisés dans leur solitude, les paysans s’ignorent. Dans cette société foncièrement individualiste, la solidarité de Lennie et George détonne. Les aspirations des travailleurs agricoles sont broyées par une conjoncture socioéconomique désastreuse, qui les pousse à la mesquinerie. Chacun s’accroche à l’espoir illusoire d’une vie meilleure ; leurs rêves éveillés distillent une touche onirique dans un univers autrement brutal.
La femme, isolée dans un environnement masculin, est confinée à un rôle domestique, réduite à un symbole sexuel. Les visites récurrentes de Mae à la ferme, motivées par l’ennui de la solitude, perturbent les paysans, qui la méprisent et l’injurient. La tragédie de la violence matrimoniale, l’ironie du sort par laquelle Mae est accidentellement tuée par les caresses du géant inoffensif alors même qu’elle fuyait la maltraitance de son mari jaloux, est hélas à peine esquissée.
Crooks, l’écuyer noir, subit de plein fouet la ségrégation. Lorsque, dans un sursaut de fierté, il ose contrarier Mae, elle le rabaisse à son appartenance ethnique et menace de le faire pendre sans autre motif. Tout à leur souffrance personnelle, les opprimés deviennent oppresseurs. La dénonciation de la condition des Noirs demeure cependant discrète.
Malgré sa fidélité, l’adaptation tend à atténuer la brutalité des relations humaines et la crudité du langage. Ainsi, l’interpellation « crazy bastard » est traduite par « maudit innocent », plus affectueuse. L’une des répliques les plus violentes de l’œuvre, qui jette un doute sur l’amitié réelle de George pour Lennie, est omise : « If I was a relative of yours I’d shoot myself. » La verdeur sexuelle des paysans est parfois estompée. Certaines pointes cruelles sont néanmoins maintenues, ainsi que les controversés propos racistes et misogynes, qui contribuent au réalisme social de l’œuvre.
Des souris et des hommes illustre l’échec du rêve américain ; il critique virulemment les valeurs d’une société profondément individualiste et inégalitaire. Une morale humaniste désabusée s’en dégage : « pas besoin d’être un génie pour être un bon gars ; même que des fois, c’est le contraire ». L’idée cruciale du meurtre par compassion, placardée sur les affiches de la pièce, aurait toutefois mérité un développement plus fouillé. De même, la tendresse virile de George pour Lennie manque de profondeur ; l’attachement entre les deux hommes n’est guère expliqué, sinon par la dépendance du faible envers le fort. La pièce se contente de transposer fidèlement le récit, sans toutefois l’éclairer d’une lumière nouvelle. L’interprétation, assez juste dans l’ensemble, n’est pas transcendante, mais elle offre une agréable expérience théâtrale.
Des souris et des hommes
Traduction et adaptation de Jean-Philippe Lehoux, d’après le roman de John Steinbeck. Mise en scène : Vincent-Guillaume Otis. Distribution : Benoît McGinnis, Guillaume Cyr, Nicolas Centeno, Maxim Gaudette, Mathieu Gosselin, Marie-Pier Labrecque, Martin-David Peters, Luc Proulx et Gabriel Sabourin. Décor : Romain Fabre. Costumes : Marc Sénécal. Éclairage : Julie Basse. Musique : Jean Gaudreau. Vidéo : Yves Labelle. Accessoires : Normand Blais. Direction de plateau : Stéphanie Capistran-Lalonde. Une production du Théâtre Duceppe à l’affiche jusqu’au 1er décembre 2018.