Critiques

The Dragonfly of Chicoutimi : À langue perdue !

The Dragonfly of Chicoutimi© Nicola-Frank Vachon

Gaston Talbot, aphone depuis des années à la suite d’un traumatisme, retrouve la parole en se réveillant d’un rêve étrange. Miracle, lui, l’unilingue de Chicoutimi ne parle plus qu’en anglais. Sa langue maternelle s’est volatilisée. Il nous raconte alors sa vie, remontant le fil des événements où les fils de son cerveau se sont court-circuités. Ce déroutant personnage, étonné de lui-même, nous subtilise notre esprit dans un vertige verbal où le rêve et le réel se côtoient sur le fil des images banales qui ont construit notre enfance. Déguster des popsicles, jouer « aux cowboys et aux Indiens » dans le boisé derrière la maison, se désaltérer dans le ruisseau. Tout nous est alors familier, jusqu’à la langue seconde que l’on confond naturellement avec notre langue maternelle, sans y porter attention. Le texte écrit en anglais, mais avec une syntaxe française porte la question identitaire comme une dérive de l’aliénation.

Ce dédoublement linguistique permet un dédoublement de personnalité où le réel et la fiction sont interchangeables, tout comme les personnages Gaston Talbot et Pierre Gagnon et leurs attributions respectives dans les jeux de l’enfance. Mais on découvre que ce Pierre Gagnon porte un second patronyme : Connely. Voilà la porte d’entrée de la langue de l’oppresseur.

The Dragonfly of Chicoutimi© Nicola-Frank Vachon

Et dans le cerveau confus et fugitif de Gaston, la quête de la mère prend une place prépondérante. Celle qui refuse d’ouvrir la porte à son fils désemparé devient une espèce d’Alice cinglante et disjonctée, tirée d’un film de Tim Burton, visage peinturluré, entonnant la chansonnette française dans un déraillement progressif de la voix. Sarah Villeneuve-Desjardins livre une solide prestation musicale et surtout une mère inoubliable, séduisant et terrorisant son garçon de 7 ans du haut de ses échasses démesurées.

À partir du monologue proposé par Larry Tremblay, le metteur en scène Patric Saucier amplifie dans ce second personnage la présence mythifiée de la mère. C’est elle qui porte la langue maternelle, ponctuant le délire de son fils par des mélodies françaises qui ont tapissé son passé. Notons ici les stimulantes propositions musicales d’Émilie Clepper.

Pour son premier faux solo en carrière, la mère n’étant qu’un personnage complètement fabriqué dans son cerveau, Jack Robitaille nous offre une prestation magistrale. Il s’enroule dans ses émotions, se perd dans le dédale de ses fabulations, chaque mot, chaque scène se réifiant devant nous au fil du verbe.

Le décor d’une chambre d’hôpital psychiatrique, un lit attaché à une structure géométrique, se déploie telle une libellule au moment où le personnage s’ouvre à nous. Très efficaces aussi, les projections de Keven Dubois viennent ponctuer ce récit insaisissable où se culbutent vérités et mensonges, rectificatifs et faussetés; un récit qui cherche sa propre vérité à travers la déroute identitaire.

Écrite et mise en scène par Larry Tremblay lui-même au moment du référendum de 1995, cette pièce, vingt-trois ans plus tard, n’a pas pris une ride. Elle a la singularité des caméléons qui changent de peau selon leur environnement. Mais fondamentalement, elle pose la question de l’aliénation, lorsque l’emprise sur son destin se délite dans la confusion linguistique et l’oppression des plus forts. Est-ce que la libellule (dragonfly) prendra son envol ou restera épinglée au mur ?

The Dragonfly of Chicoutimi

Texte : Larry Tremblay. Mise en scène : Patric Saucier. Assistance à la mise en scène : Edwige Morin. Décor : Vanessa Cadrin. Costumes : Dominique Giguère. Lumières et vidéo : Keven Dubois. Musique : Émilie Clepper. Distribution : Jack Robitaille, Sarah Villeneuve-Desjardins. À la Bordée jusqu’au 24 novembre 2018.