Critiques

Bonjour, là, bonjour : 44 ans plus tard…

© Gunther Gamper

En 1974, à la création, André Brassard avait stylisé ce drame choral en 31 (courts) tableaux d’un fils revenant au pays pour retrouver les six femmes de sa vie et son père, peut-être parce que la pièce de l’auteur des Belles-sœurs était en prise trop directe avec un Québec en voie d’affranchissement.

Plus de 40 ans plus tard, pour sa première mise en scène d’une pièce de Michel Tremblay, Claude Poissant semble revenir à la tonalité de l’époque et à ses personnages plus vrais que nature, aux vêtements suggérant la décennie 70, à l’accent joualisant. Mais sa proposition, d’une réelle intelligence et d’une grande justesse, s’avère en réalité plus conceptuelle que réaliste, et en renouvelle complètement l’interprétation. Il suppose que Serge n’est pas vraiment arrivé, mais que, de Paris où il se trouve encore, il imagine ce qui va se passer à son arrivée, au moment où, unique garçon de la fratrie, donc occupant en principe une situation privilégiée, il va en fait se retrouver l’otage de toutes les affections familiales. Cette conception correspond parfaitement à la partition si nettement structurée du dramaturge de la rue Fabre. On comprend alors pourquoi la dernière scène, particulièrement prenante, apparaît en réalité comme un début, avec cet échange entre le père et le fils qui a donné lieu au titre : « – Bonjour, là. – Bonjour ».

La mise en scène de Poissant et la scénographie d’Olivier Landreville s’organisent comme naturellement autour de cette perspective. L’immense salle, où rêve le jeune homme et qui évoque d’abord un musée, devient, avec ses portes qui ouvrent sur des existences aigries et dysfonctionnelles, avec ce décor qui s’écroulera pour créer un vaste cercle d’ombre et de chuchotements, le lieu commun de l’intrigue, le signe de ce qui unit et sépare les personnages. Par deux, comme les tantes, ou individuellement, comme les sœurs, isolés, comme le père par sa surdité, ou par son amour, comme Nicole, entrecroisant monologues et conversations, ils entrent sur le plateau, appelés par le souvenir de Serge, mais l’emprisonnant dans le réseau de leurs jérémiades.

© Gunther Gamper

Le plus souvent seul au centre de ce chœur familial, tiraillé de tous côtés, Serge écoute, se parle à lui-même, ou à nous, ou encore à son père. Il est bien le sujet du drame. Cependant, deux thèmes s’entrecroisent en lui, dont aucun ici ne me paraît prédominant : son retour à la maison et son amour interdit (et partagé) pour sa sœur Nicole. L’un et l’autre d’ailleurs constituant son désir de s’affranchir des contraintes qui l’étouffent (et métaphoriquement le Québec des années 70). Mais à bien y regarder, chez Poissant (et peut-être chez l’auteur), si l’amour paraît l’emporter sur les interdits, il n’est pas si triomphant que le laissent supposer les «j’t’aime» des deux jeunes gens. Dans la magnifique chorégraphie où, balayés d’un rayon de lumière, ils se rapprochent lentement l’un de l’autre, puis se désarticulent dans une bruyante musique de disco, ils ne se touchent jamais, comme s’ils mimaient l’amour sans le réaliser. Chez Tremblay, le leitmotiv de l’incommunicabilité l’emporte sur tous les autres. Et les trois «Papa, j’t’aime» que Serge adresse à Armand, hurlés, parlés ou simplement articulés, peut-être ne seront-ils jamais dits…

La surdité d’Armand est d’ailleurs symbolique de cette famille où tout le monde parle en même temps et où personne ne s’entend. Et du fait que, père traditionnel, mais sensible et aimant, il est incapable d’exprimer ses sentiments à ses proches. Au sein d’une distribution particulièrement juste et équilibrée, où Francis Ducharme se distingue par sa finesse sans jamais la dominer, il faut saluer l’exploit de Gilles Renaud qui reprend, 44 ans plus tard, le rôle du père…

Quant à Claude Poissant, il montre que Bonjour, là, bonjour, au cinquième rang des pièces de Tremblay les plus jouées, montée 116 fois dans le monde, a encore beaucoup à nous dire…

© Gunther Gamper

Bonjour, là, bonjour

Texte : Michel Tremblay. Mise en scène : Claude Poissant. Scénographie : Olivier Landreville. Costumes : Marc Sénécal. Lumières : Alexandre Pilon-Guay. Musique originale : Laurier Rajotte. Chorégraphies : Jacques Poulin-Denis. Distribution : Sandrine Bisson, Mireille Brullemans, Francis Ducharme, Annette Garant, Diane Lavallée, Mylène Mackay, Gilles Renaud, Geneviève Schmidt. Présenté au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 15 décembre 2018.

Marie-Christiane Hellot

Collaboratrice de JEU depuis plus de 20 ans, elle est chargée de cours à l'Université de Montréal.