Critiques

Perplex(e) : Le jeu et son inférence

perplexe© Hugo B. Lefort

Un couple revient à la maison après un séjour à l’extérieur. L’électricité est coupée. À qui la faute ? Une plante inconnue est retrouvée dans la cuisine. Est-ce bien la leur ? Et si ce n’est pas leur plante, est-ce bien leur maison ? Rien n’est plus incertain. Comme un grain de sable dans l’engrenage de la logique, plus ce qui est tenu pour vrai se défait, plus le sens glisse avec la vérité, déconstruisant au passage la proposition de départ. Mais la proposition démantelée laisse les traces d’une nouvelle qui, elle-même, devient le terrain d’un démantèlement : Sebastian a-t-il découvert la théorie de l’évolution des espèces ? Qui est la jeune fille au pair ? Qui a-t-il dans le paquet ? Hein ? Quoi ? S’ensuit un récit éclaté où « le vrai est un moment du faux », comme l’écrivait Guy Debord dans La société du spectacle, ou, plus précisément, un moment du jeu.

C’est bien ce à quoi convie Perplex(e), dont la racine latine signifie « embrouillé ». Une fois la réalité questionnée, elle s’estompe. D’abord dans les petits détails. Puis, elle bascule dans l’embrouillement et revient, autre. Comme lorsque j’essaie de discerner un visage de loin sans mes lunettes, que je le reconnais quand il s’approche, pour le perdre à nouveau quand il s’éloigne. Peut-être sommes-nous tous et toutes myopes devant la vérité, sur laquelle la réalité agit comme un verre changeant ? C’est pourquoi la question de l’allégorie de la caverne de Platon, évoquée dans la pièce, ne se pose plus. Dans la caverne, on ne voit que les ombres; en dehors, on ne discerne à peine que le flou.

Jeu sur le jeu, c’est d’abord la réalité du théâtre que questionne Perplex(e). Car ce que nous tenons pour vrai, au théâtre, est inféré par le jeu des acteurs et des actrices. Aux récits qui se font et se défont s’ajoute une désinhibition des procédés théâtraux. Par exemple, Éva coupe le monologue de Sebastian, et délimite le quatrième mur comme une frontière à ne pas franchir. Une fois démasqué, le procédé n’en demeure pas moins un; mais il brouille, l’instant d’un battement de cil, la frontière entre réalité et théâtralité. Devant de tels enchevêtrements, l’auditoire, lui, se trouve devant une émotion induite de perplexité et le titre de la pièce dévoile son propre motif : une expérience cognitive en soi.

perplex(e)© Hugo B. Lefort

Il faut d’ailleurs le mentionner, le texte du dramaturge allemand Marius von Mayenburg est un véritable petit bijou de rhétorique. On s’y laisse prendre avec un malin plaisir. Les acteurs et actrices du Projet Bocal l’incarnent merveilleusement bien. Si l’humour mord autant dans le malaise et l’incongruité, il se construit parfois lui-même de toutes pièces. La scène où les acteurs et actrices arrivent à insuffler un signifié de rire dans « quelque chose qui a rapport au bois » est savoureuse, autant comme procédé interprétatif que comme procédé humoristique. Derrière la légèreté du rire se révèle toutefois une pointe critique. Quand dans le regard de l’autre se distord l’identité ou dans les malaises soulevés par le sexisme, l’hétéronormativité, la montée de la droite ou la bourgeoisie, par exemple, s’incruste la proximité, c’est l’éclatement des relations humaines qui en résulte. 

La mise en scène rend justice au rythme du texte avec ses pauses, ses reprises, ses décalages, son mouvement de retour. Le décor rend visible la structure même de la représentation : la porte de la cuisine exhibe le côté cour; la porte d’entrée, le côté jardin; le salon, la scène, à laquelle il faut remettre son mur. Or, l’ordre ne tient pas et la scène s’embourbe d’accessoires comme les personnages s’embourbent dans l’absurde. Tout fait du sens, mais seulement dans le non-sens.

Cette pièce, décidément actuelle, n’a de cesse de remonter son affiliation de Pirandello à Ionesco, en passant par Nietzsche et d’autres encore, tout en réactualisant la question de l’absurdité de l’existence à une époque où la chute des Grands Récits a fait place à la chute même des petits récits et à la prolifération des fake news.

Perplex(e)© Hugo B. Lefort

Perplex(e)

Texte : Marius von Mayenburg. Traduction : Marie-Hélène Mauler et René Zahnd. Mise en scène : Patricia Nolin. Avec Mikhaïl Ahooja, Sonia Cordeau, Simon Lacroix et Raphaëlle Lalande. Décor, costumes et accessoires : Elen Ewing. Éclairages : Jérémie Boucher. Une production du Projet Bocal en codiffusion avec La Manufacture présentée à La Petite Licorne jusqu’au 14 décembre 2018.