Critiques

Centre d’achats : Combler le vide par du vide

© Valérie Remise

Le titre de la plus récente pièce d’Emmanuelle Jimenez, Centre d’achats, laisse d’emblée présager une critique de la société de consommation qui est la nôtre. Présomption qui s’avérera dès les premières secondes du spectacle, alors que les sept comédiennes de la distribution entrent en scène, parées de vêtements, d’accessoires, de perruques et de maquillages outranciers. Leur allure est à elle seule une prise de position : ces oripeaux et artifices agissent telles des armures grâce auxquelles se blindent ces femmes. Contre quoi désirent-elles se préserver ainsi? Contre la vacuité aliénante de leur existence, où le pouvoir d’achat remplace la foi, où le gain d’un objet agit comme une dose de morphine permettant d’oublier momentanément son incommensurable désarroi. En résulte une œuvre qui, si elle n’apporte pas nécessairement un regard neuf sur le phénomène, a du moins le mérite de l’incarner en plusieurs personnages distincts, dont certains se révèlent particulièrement vrais et touchants.

centre d'achatsValérie Remise

Car si ce septuor d’individus tente à l’unisson de survivre à l’absence actuelle de repères ontologiques, chacune de ses membres le fait à sa façon : en étudiant la poésie du 19e siècle, en triomphant dans la course aux richesses, en cherchant l’oubli dans la contemplation de colifichets clinquants, en voulant offrir des cadeaux aux quelques personnes qui se soucient un peu d’elle ou en se rebellant contre les traditions. Il y a aussi ce truculent couple d’amies, délectablement campées par Marie-Ginette Guay et Danielle Proulx, dont la façon d’aborder le troisième âge s’oppose diamétralement. L’une est bien décidée à mordre dans tout ce que l’ère moderne peut lui offrir, des rouges à lèvres pimpants au sexe sans engagement, tandis que l’autre, aigrie et belliqueuse, éprouve énormément de difficulté à réprimer une amertume si extrême face à une vie (de vendeuse) sacrifiée sur l’autel du temple de la consommation, qu’elle laisse entrevoir des désirs plus ou moins assumés de violence vindicative. Impossible de se lasser de cet impayable duo qui met en lumière tout l’humour et toute la sensibilité de la plume de Jimenez.

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Autour et au-dessus de ces chassés-croisés — se déroulant sur une scène bifrontale rappelant davantage la passerelle d’un défilé de mode qu’un centre commercial mais joliment éclairée par David-Alexandre Chabot — gronde une tempête d’apparence apocalyptique, en même temps que se dérèglent les messages publicitaires scandés et ponctués de bruits stridents. D’aucuns pourraient estimer que la symbolique de ces sparages manque de finesse. L’accoutrement ostentatoire des protagonistes pourrait sans doute subir le même reproche, de même que la chute du spectacle, où les masques… ou plutôt les perruques tombent. Autre ombre au tableau, le conflit entre la finissante refusant de se plier aux rites de la robe à froufrous (Tracy Marcellin) et sa mère (Marie Charlebois) apparaît mal développé, et les motivations de la jeune fille, peu approfondies.

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Il n’en reste pas moins que Centre d’achats sème son lot de réflexions chez le spectateur. Par exemple, il y a ces deux sœurs (Johanne Haberlin et Madeleine Péloquin) qui fuient la mort imminente de la troisième membre de leur fratrie en lui cherchant un présent approprié à la situation, et qui, dans leur quête stérile et obstinée, gâchent irrémédiablement le bref moment qui leur restait avec celle-ci. Ce manque de jugement tragique ne peut qu’initier un questionnement sur la façon dont on use du temps fatalement limité dont on dispose avant que le rideau ne tombe définitivement. À ce propos, assister au dernier opus d’Emmanuel Jimenez, malgré ses quelques lacunes, s’inscrit certainement parmi les usages constructifs que l’on puisse faire du fugace séjour sur Terre qui nous est imparti.

Centre d’achats

Texte : Emmanuelle Jimenez. Mise en scène : Michel-Maxime Legault. Scénographie : Jean Bard. Éclairages : David-Alexandre Chabot. Son : Philippe Brault. Costumes : Denis Gagnon. Accessoires : Olivia Pia Audet. Coiffures : Denis Binet. Maquillages : Amélie Bruneau-Longpré. Avec Anne Casabonne, Marie Charlebois, Marie-Ginette Guay, Johanne Haberlin, Tracy Marcellin, Madeleine Péloquin et Danielle Proulx. Une coproduction du Théâtre de la Marée Haute et du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui présentée jusqu’au 1er décembre.