L’œuvre de Marcel Dubé, négligée depuis une vingtaine d’années, connaît présentement un regain d’intérêt. Après Au retour des oies blanches en 2006, Florence en 2008 et Zone en 2013, sa pièce Bilan est reprise cinquante ans après sa création théâtrale.
À l’été 1960, William Larose, un entrepreneur prospère, s’apprête à se lancer en politique. La sourde animosité de sa famille, oppressée par le carcan rigoriste, sème des embûches inattendues sur son parcours. Margot, l’épouse désabusée, tente de fuir la vacuité de son monde factice. Leurs enfants Suzie, Guillaume et Étienne entretiennent des liaisons scandaleuses et défient ouvertement l’autorité paternelle. Pour faire cesser ces turpitudes, qui contrarient son ambition, William tente de soudoyer, compromettre ou mater ses adversaires. Mais le patriarche perd graduellement le contrôle de la situation ; constatant l’échec de sa vie privée, il assiste impuissant à l’effondrement de son système. Dans ce sombre tableau de la mesquinerie humaine, les personnages s’entredéchirent impitoyablement, multipliant les trahisons.
La scénographie est inspirée par une évidente volonté de moderniser une œuvre surannée. Le décor jongle avec des éléments anciens et contemporains : des écrans disposés en triptyque au milieu de la scène, soutenus par des colonnes massives, diffusent des archives en noir et blanc. Lors de la soirée mondaine, les mouvements de danse désarticulés et grotesques, dissociés de l’énonciation, tentent maladroitement de thématiser l’exhibition des corps sur fond de musique rock ou électronique. L’amplification de certaines répliques au microphone, les voix préenregistrées, l’usage du téléphone portable n’apportent rien au récit ; leur mauvaise intégration les rend anecdotiques. Le manque de délimitation des espaces diégétiques et scéniques nuit aux transitions entre les scènes.
En aspirant à « entrer en dialogue » avec la Révolution tranquille tout en maintenant une « distance », à « intégrer à la forme l’idée de décalage », le metteur en scène Benoît Vermeulen écartèle l’œuvre entre des expressions disparates, voire contradictoires, comme s’il avait hésité entre le réalisme et la caricature, le tragique et le burlesque. Les artifices technologiques qui matérialisent l’écart entre les époques ne soutiennent pas le texte mais le déparent. Souvent dénués de lien avec l’action, les accessoires distraient l’attention plus qu’ils n’enrichissent le propos.
Ces choix esthétiques induisent des antithèses outrées, un jeu artificiel. La magistrale performance de Guy Jodoin dans le rôle de William Larose sauve une production autrement minée par les incohérences de la mise en scène. Il est solidement appuyé par Sylvie Léonard, qui interprète Margot Larose, et par Philippe Cousineau et Jean-Philippe Perras, qui incarnent Gaston et Raymond. En revanche, la prestation du reste de la distribution manque de profondeur et de finesse. La discordance entre le réalisme du parvenu et l’affectation des autres personnages, le curieux mélange des genres, les brusques changements de registre suscitent la perplexité.
Le conflit intergénérationnel, l’ignominie des hommes, le désarroi des femmes asservies, l’inéluctable échec conjugal constituent les leitmotive de Bilan. Il s’en dégage une conception cruelle de l’amour : « on se marie pour se déchirer un peu et pour avoir ensuite le plaisir de réparer les blessures ». Dans « un milieu où les femmes appartiennent à tout le monde », seuls les ridicules y croient encore. Il en ressort aussi une profonde haine de la famille, thème récurrent de l’œuvre de Marcel Dubé.
Le père autoritaire, la mère neurasthénique, les maris possessifs et violents, les filles dévergondées, les enfants choyés mais malheureux composent une image pessimiste de la société. Or, l’opulence tapageuse, la vanité des personnages, la futilité des conversations dissimulent en fait un profond désespoir, car « ça ne s’achète pas, le bonheur ». La fête, l’ivresse et la séduction permettent d’échapper aux « tourments de la mélancolie », de « peupler la solitude » et d’« oublier l’ennui ». La tragédie s’achève sur la malédiction du père encontre sa famille : « Allez crever où vous voudrez, je vous maudis ! » L’effondrement de cet univers ne laisse aucun espoir en l’avenir.
Bilan dénonce le conservatisme moral, l’affairisme triomphant, la frivolité mondaine et les dysfonctionnements familiaux avec une virulence assez rare dans la dramaturgie québécoise. Cette critique acerbe d’une bourgeoisie narcissique, philistine et brutale, de la corruption politique gangrenant la société québécoise était certainement audacieuse à l’époque de la Grande noirceur, mais elle a mal vieilli. Dans la préface à l’édition de 1968, l’auteur lui-même concédait que Bilan évoque « une pièce à thèse qui s’apparente à un théâtre moraliste ». On ne saurait hélas le contredire…
Texte : Marcel Dubé. Mise en scène : Benoît Vermeulen. Distribution : Christine Beaulieu, Joseph Bellerose, Philippe Cousineau, Mickaël Gouin, Rachel Graton, Guy Jodoin, Sylvie Léonard, Jonathan Morier, Jean-Philippe Perras, Mathieu Quesnel, Denis Trudel, Rebecca Vachon. Conseillère dramaturgique : Marie-Claude Verdier. Décor : Raymond Marius Boucher. Costumes : Linda Brunelle. Éclairage : André Rioux. Musique : Nicolas Basque. Vidéo : David B. Ricard. Accessoires : Nathalie Trépanier. Chorégraphie : Danielle Lecourtois. Maquillage et coiffures : Angelo Barsetti. Perruques : Géraldine Courchesne. Assistance à la mise en scène : Marie-Christine Martel. Une production du Théâtre du Nouveau-Monde à l’affiche jusqu’au 8 décembre 2018.
L’œuvre de Marcel Dubé, négligée depuis une vingtaine d’années, connaît présentement un regain d’intérêt. Après Au retour des oies blanches en 2006, Florence en 2008 et Zone en 2013, sa pièce Bilan est reprise cinquante ans après sa création théâtrale.
À l’été 1960, William Larose, un entrepreneur prospère, s’apprête à se lancer en politique. La sourde animosité de sa famille, oppressée par le carcan rigoriste, sème des embûches inattendues sur son parcours. Margot, l’épouse désabusée, tente de fuir la vacuité de son monde factice. Leurs enfants Suzie, Guillaume et Étienne entretiennent des liaisons scandaleuses et défient ouvertement l’autorité paternelle. Pour faire cesser ces turpitudes, qui contrarient son ambition, William tente de soudoyer, compromettre ou mater ses adversaires. Mais le patriarche perd graduellement le contrôle de la situation ; constatant l’échec de sa vie privée, il assiste impuissant à l’effondrement de son système. Dans ce sombre tableau de la mesquinerie humaine, les personnages s’entredéchirent impitoyablement, multipliant les trahisons.
La scénographie est inspirée par une évidente volonté de moderniser une œuvre surannée. Le décor jongle avec des éléments anciens et contemporains : des écrans disposés en triptyque au milieu de la scène, soutenus par des colonnes massives, diffusent des archives en noir et blanc. Lors de la soirée mondaine, les mouvements de danse désarticulés et grotesques, dissociés de l’énonciation, tentent maladroitement de thématiser l’exhibition des corps sur fond de musique rock ou électronique. L’amplification de certaines répliques au microphone, les voix préenregistrées, l’usage du téléphone portable n’apportent rien au récit ; leur mauvaise intégration les rend anecdotiques. Le manque de délimitation des espaces diégétiques et scéniques nuit aux transitions entre les scènes.
En aspirant à « entrer en dialogue » avec la Révolution tranquille tout en maintenant une « distance », à « intégrer à la forme l’idée de décalage », le metteur en scène Benoît Vermeulen écartèle l’œuvre entre des expressions disparates, voire contradictoires, comme s’il avait hésité entre le réalisme et la caricature, le tragique et le burlesque. Les artifices technologiques qui matérialisent l’écart entre les époques ne soutiennent pas le texte mais le déparent. Souvent dénués de lien avec l’action, les accessoires distraient l’attention plus qu’ils n’enrichissent le propos.
Ces choix esthétiques induisent des antithèses outrées, un jeu artificiel. La magistrale performance de Guy Jodoin dans le rôle de William Larose sauve une production autrement minée par les incohérences de la mise en scène. Il est solidement appuyé par Sylvie Léonard, qui interprète Margot Larose, et par Philippe Cousineau et Jean-Philippe Perras, qui incarnent Gaston et Raymond. En revanche, la prestation du reste de la distribution manque de profondeur et de finesse. La discordance entre le réalisme du parvenu et l’affectation des autres personnages, le curieux mélange des genres, les brusques changements de registre suscitent la perplexité.
Le conflit intergénérationnel, l’ignominie des hommes, le désarroi des femmes asservies, l’inéluctable échec conjugal constituent les leitmotive de Bilan. Il s’en dégage une conception cruelle de l’amour : « on se marie pour se déchirer un peu et pour avoir ensuite le plaisir de réparer les blessures ». Dans « un milieu où les femmes appartiennent à tout le monde », seuls les ridicules y croient encore. Il en ressort aussi une profonde haine de la famille, thème récurrent de l’œuvre de Marcel Dubé.
Le père autoritaire, la mère neurasthénique, les maris possessifs et violents, les filles dévergondées, les enfants choyés mais malheureux composent une image pessimiste de la société. Or, l’opulence tapageuse, la vanité des personnages, la futilité des conversations dissimulent en fait un profond désespoir, car « ça ne s’achète pas, le bonheur ». La fête, l’ivresse et la séduction permettent d’échapper aux « tourments de la mélancolie », de « peupler la solitude » et d’« oublier l’ennui ». La tragédie s’achève sur la malédiction du père encontre sa famille : « Allez crever où vous voudrez, je vous maudis ! » L’effondrement de cet univers ne laisse aucun espoir en l’avenir.
Bilan dénonce le conservatisme moral, l’affairisme triomphant, la frivolité mondaine et les dysfonctionnements familiaux avec une virulence assez rare dans la dramaturgie québécoise. Cette critique acerbe d’une bourgeoisie narcissique, philistine et brutale, de la corruption politique gangrenant la société québécoise était certainement audacieuse à l’époque de la Grande noirceur, mais elle a mal vieilli. Dans la préface à l’édition de 1968, l’auteur lui-même concédait que Bilan évoque « une pièce à thèse qui s’apparente à un théâtre moraliste ». On ne saurait hélas le contredire…
Bilan
Texte : Marcel Dubé. Mise en scène : Benoît Vermeulen. Distribution : Christine Beaulieu, Joseph Bellerose, Philippe Cousineau, Mickaël Gouin, Rachel Graton, Guy Jodoin, Sylvie Léonard, Jonathan Morier, Jean-Philippe Perras, Mathieu Quesnel, Denis Trudel, Rebecca Vachon. Conseillère dramaturgique : Marie-Claude Verdier. Décor : Raymond Marius Boucher. Costumes : Linda Brunelle. Éclairage : André Rioux. Musique : Nicolas Basque. Vidéo : David B. Ricard. Accessoires : Nathalie Trépanier. Chorégraphie : Danielle Lecourtois. Maquillage et coiffures : Angelo Barsetti. Perruques : Géraldine Courchesne. Assistance à la mise en scène : Marie-Christine Martel. Une production du Théâtre du Nouveau-Monde à l’affiche jusqu’au 8 décembre 2018.