Critiques

MEATmarket, (trans)FIGURation, Forêt : Corps nus, corps politiques

Forêt© David Wong

Tangente offre un programme en deux parties où la chair mise à nue interpelle le spectateur… également nu en ce soir de tempête du 19 janvier. Troublante rencontre où le public se trouve dans la même tenue vestimentaire que les artistes. 

MEATmarketFrédéric Chais

Dans MEATmarket, Dana Dugan présente sur vidéo les mouvements féministes #ISTANDUP et #WOMENNOTOBJECTS. On voit entre autres de jeunes enfants réagissant à des publicités sexistes avec des femmes-objets. Au sol, elle écrit des mots comme « pharmapornography, violence, biocapitalism, selfobjectivation, deshumanization » créant un parcours politique semé d’objets et de vêtements. Le public se promène dans l’espace, envahissant le terrain de jeu. À l’aide d’un long ruban de sacs de plastique, elle nous invite à former un grand cercle qui marche autour de la salle. Il y a quelque chose de bon enfant dans cette proximité entre artiste et public. Elle revêt ensuite les accessoires symboliques de cette femme-objet, cette femme idéale inventée par le capital. Mais la garde-robe lui sied mal ; des bas-culottes enfilés par-dessus des talons aiguilles, le maquillage appliqué par grands jets partout sur le corps, nouveau champ de guerre ravagé. Elle se hisse sur la barre d’un trapèze au centre du cercle et se laisse pendre comme une carcasse, se maintenant en équilibre au rythme de Bach. Poignante image d’une grande puissance évocatrice : pantin désarticulé sur son perchoir. Puis elle se glisse dans le cercle de l’intimité ou deux femmes la nettoient avec tendresse.

transFIGURationFrédéric Chais

Dans la transition entre les deux pièces, une complice lit un extrait de Zoe Moss, tiré de Sisterhood is Powerful, anthologie de textes féministes, 1970. Elle parle d’âgisme et du rejet de la femme qui vieillit. Pendant ce temps, Dana grimpe sur le trapèze pour (trans)FIGURation. Elle porte sur le dos une sorte de parachute maintenu dans une enveloppe transparente. Jeu de contorsion, maintien précaire d’un équilibre tout en force et en retenu, l’artiste circassienne s’extirpe de cette toile comme la nymphe sortant de sa chrysalide. Métamorphose, émergence, envol. La femme insecte s’agrippe, s’enfirouape dans cette muqueuse blanche, muscles et chair tendus, en une sorte de combat onirique qui se passe au-dessus de nos têtes.

ForetDavid Wong

En deuxième partie, Élian Mata présente Forêt. Six corps nus jonchent le sol, comme surgis de terre, repliés sur eux-mêmes. Lentement, ils prennent conscience de leur souffle, de leur présence. Ils se regroupent en amas pour se conforter dans leur chaleur, s’agglutinent en une scène de contact charnel. Puis chacun prend conscience de sa singularité, s’autonomise, apprend à côtoyer ses semblables. Le contrat social, avec ses contraintes et son rejet de la nudité, les force à s’habiller. Vêtements rudimentaires faits de cordes, de joncs, de bambous, de feuilles que chacun revêt avec étonnement se découvrant ainsi une nouvelle peau. Dans la scène finale, ils sont immobiles, nous regardant comme pour dire « Voyez, nous sommes comme vous ! » Mais non, nous sommes nus et eux soudainement portent des vêtements qui ne cachent rien, mais au contraire érotisent ce corps socialisé.

Lutte politique, ébranlement poétique, contrat social

Le corps nu politique de Dana Dugan est une posture radicale d’engagement pour la défense des femmes. Son corps mince et puissant, formé par des années de travail de cirque, est un instrument de guerre qui part au combat. En nous incluant dans le mouvement #ISTANDUP par cette ronde collective, elle en appelle à une solidarité de tous pour que cesse la chosification de la femme. Dans sa seconde pièce, elle propose une image poétique de ce corps veiné, musclé, la lenteur d’une main, la précision du geste, l’énergie déployée pour se libérer du cocon et prendre son envol. 

foretDavid Wong

Dans Forêt, Mata part du corps primitif, lentement pénétré de sa conscience, jusqu’au corps social revêtu d’une moralité codifiée. On aime ici la diversité des corps, formés aux écoles de danse ou de théâtre, ou sans aucune formation. Ce n’est pas tant la virtuosité qui compte que le chemin intérieur qui dicte à chacun ses propres mouvements. 

Cette soirée unique, pour public nu, a été rendue possible grâce à la collaboration entre la commissaire Dena Davida et Michel Vaïs de la Fédération québécoise du naturisme (FQN) et ex-rédacteur en chef de la revue Jeu. Vaïs a d’ailleurs fait le lien avec Nudité, un texte de Robert Gravel et Alexis Martin présenté les 1, 2 et 3 mai 1996 à Espace Libre où artistes et public étaient nus. La pièce avait alors été interdite et il n’y eut qu’une seule représentation avant que la police n’intervienne. On imagine mal comment l’escouade des mœurs pourrait aujourd’hui interdire ce spectacle à Tangente. Non pas que la chose soit banale, mais elle ne contient plus le potentiel explosif de 1996. Je serais tout de même curieux de voir cette production offerte dans les mêmes conditions à un public non averti. 

MEATmarket et (trans)FIGURation

Chorégraphe et interprète : Dana Dugan. Collaboration au son : AndréAnn Cossette. Dramaturgie : Andréane Leclerc. Costumes : Danica Olders. Concepteur d’éclairage : Hugo Dalphond. Voix de la raison : Angélique Willkie.

Forêt

Concepteur, performeur et costumes : Élian Mata. Performeurs·ses et collaborateurs·trices à la création : Matéo Chauchat, Marianne Gignac-Girard, Maïla Rabel, Jean-Philippe Ung, Jacqueline Van de Geer. Conseillère artistique : Jessica Serli. Concepteur d’éclairage : Hugo Dalphond. Musique originale : O’XL. Présenté à Tangente du 17 au 20 janvier.