Dans ce qui sera officiellement son dernier film (qui connaîtra aussi une version longue conçue pour la télévision et une autre, sous forme de roman) le monstre sacré du septième art, Ingmar Bergman fait dire au personnage du père, dans Fanny et Alexandre, que le théâtre peut nous aider à comprendre notre monde, comme il peut nous permettre d’y échapper quelques instants. C’est cette foi en la faculté de la fiction — celle qui se déroule sur les planches autant que celle qui peut se déployer dans l’esprit de n’importe quel humain — de transcender la vie que célèbre l’artiste suédois dans cette œuvre cinématographique qui évoque en quelque sorte la genèse de son parcours de créateur. Dans une truculente mise en abyme, Sophie Cadieux et Félix-Antoine Boutin adaptent à la scène cette ode au théâtre, cet hommage à l’imagination.
Le jeune Alexandre et sa sœur Fanny vivent heureux entre leurs parents, acteur et actrice ainsi que gestionnaires d’un théâtre, et leur famille élargie, les Ekdahl, composée de personnages colorés, dont la grand-mère, ancienne actrice reconvertie en une matriarche élégante, sensuelle, aimante et épanouie. Un magnifique personnage féminin impeccablement interprété par Annette Garant. Cet univers où toutes les fantaisies sont possibles et où les démonstrations d’affection abondent s’écroulera à la suite du décès du père des enfants et surtout du remariage de sa veuve avec un évêque dont l’austérité obsessive frise le sadisme.
Le garçon, qui avait déjà tendance à se concevoir comme le héros du film de sa vie, devra d’autant plus s’en remettre aux pouvoirs de son imaginaire (où mensonges, fables, fantasmes et allégories appartiennent à la même sphère féconde), afin de survivre à ce nouveau milieu auquel il est contraint de s’adapter et qui contraste si franchement avec celui qui a bercé l’aube de sa vie. Contrairement à la proposition cinématographique, le spectacle donne une voix supplémentaire à Alexandre, qui devient, en parallèle de ses interactions avec les autres personnages, narrateur de l’action telle qu’il la transforme grâce au prisme de son inventivité. Si la troisième personne, utilisée pour ces interventions (Alexandre fait ceci, Alexandre fait cela…), peut s’avérer quelque peu lassante par moments, elle prend tout son sens lorsque le petit vit des moments difficiles (les affrontements l’opposant à son beau-père, par exemple), alors qu’il n’est plus question que du simple plaisir de s’échafauder un monde sublimant la réalité, mais qu’il s’agit bel et bien d’une stratégie de distanciation permettant au gamin de traverser les épreuves qui, autrement, l’atteindraient trop viscéralement.
Notons que le comédien Gabriel Zsabo transmet admirablement les émotions du jeune héros, qu’il s’agisse de la rage contenue, de l’impuissance exaspérante impartie à son jeune âge, autant que de cette arrogance de l’enfant futé qui croit — parfois à juste titre — avoir une vision beaucoup plus claire des faits que ses aînés. À aucun moment, et cela relève pratiquement de l’exploit, le public ne sentira l’acteur adulte qui se cache derrière le personnage juvénile. Le reste de la distribution s’avère, elle aussi, fort convaincante.
Bien sûr, on ne transpose pas un film aussi faste et d’une durée de plus de trois heures à la scène sans y opérer quelques changements. Certains protagonistes se sont vus, soit éliminés, soit fusionnés et quelques sous-intrigues ont été escamotées. Le ton du récit apparaît aussi légèrement modifié : celui de la pièce intègre davantage d’humour, sans jamais pourtant verser dans l’excès. Bien que certains choix de mise en scène peuvent laisser perplexe (la scène où l’évêque pose ses conditions au mariage arrive après la scène du mariage, ce qui semble illogique; le mystérieux devin Ismaël est joué par l’interprète de Fanny et dans le même costume, à l’exception d’un masque qui n’est révélé qu’au milieu de la scène, alors que la confusion a largement eu le temps de s’installer), d’autres ravissent par leur pertinence. Tel est notamment le cas du personnage d’Émilie, la mère, qui semble d’emblée plus sombre que sa vis-à-vis suédoise du film de Bergman. Or, cette nuance justifie bien mieux le désir de la jeune femme de changer complètement son style de vie en se tournant vers Dieu et son séduisant mais âpre représentant. Qui plus est, dans la version que cosignent Boutin et Cadieux, apparaît encore plus limpide l’opposition ontologique entre la piété et la jouissance des plaisirs terrestres, lorsqu’il s’agit de négocier avec le peu d’emprise que nous avons sur la vie et son sens. La famille d’Alexandre privilégie explicitement l’usage des « échappatoires » telles que l’alcool, le sexe, l’amour et, pourquoi pas, l’art.
Ces variations témoignent d’une grande intelligence du texte original de la part des metteur·es en scène, mais permettent aussi au spectateur et à la spectatrice initié·es au film de pousser plus loin son analyse de l’œuvre, et donc sa réflexion sur la nature humaine. Et ne sont-ce pas de fabuleux moments de théâtre que ceux qui sèment à la fois émotions, rires, rêveries et réflexions, nous permettant ainsi de nous soustraire quelques instants, comme le prônent les Ekdahl, à la tyrannie du quotidien?
Texte : Ingmar Bergman. Traduction : Lucie Albertini et Carl Gustav Bjurström. Mise en scène et adaptation : Félix-Antoine Boutin et Sophie Cadieux. Scénographie : Romain Fabre. Costumes : Cynthia St-Gelais. Éclairages : Julie Basse et Martin Labrecque. Son : Christophe Lamarche-Ledoux. Accessoires : Fruzsina Lanyi. Maquillages et coiffures : Amélie Bruneau-Longpré. Avec Luc Bourgeois, Rosalie Daoust, Annette Garant, Ariel Ifergan, Renaud Lacelle-Bourdon, Steve Laplante, Patricia Larivière, Ève Pressault, Gabriel Szabo. Présenté au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 23 février.
Dans ce qui sera officiellement son dernier film (qui connaîtra aussi une version longue conçue pour la télévision et une autre, sous forme de roman) le monstre sacré du septième art, Ingmar Bergman fait dire au personnage du père, dans Fanny et Alexandre, que le théâtre peut nous aider à comprendre notre monde, comme il peut nous permettre d’y échapper quelques instants. C’est cette foi en la faculté de la fiction — celle qui se déroule sur les planches autant que celle qui peut se déployer dans l’esprit de n’importe quel humain — de transcender la vie que célèbre l’artiste suédois dans cette œuvre cinématographique qui évoque en quelque sorte la genèse de son parcours de créateur. Dans une truculente mise en abyme, Sophie Cadieux et Félix-Antoine Boutin adaptent à la scène cette ode au théâtre, cet hommage à l’imagination.
Le jeune Alexandre et sa sœur Fanny vivent heureux entre leurs parents, acteur et actrice ainsi que gestionnaires d’un théâtre, et leur famille élargie, les Ekdahl, composée de personnages colorés, dont la grand-mère, ancienne actrice reconvertie en une matriarche élégante, sensuelle, aimante et épanouie. Un magnifique personnage féminin impeccablement interprété par Annette Garant. Cet univers où toutes les fantaisies sont possibles et où les démonstrations d’affection abondent s’écroulera à la suite du décès du père des enfants et surtout du remariage de sa veuve avec un évêque dont l’austérité obsessive frise le sadisme.
Le garçon, qui avait déjà tendance à se concevoir comme le héros du film de sa vie, devra d’autant plus s’en remettre aux pouvoirs de son imaginaire (où mensonges, fables, fantasmes et allégories appartiennent à la même sphère féconde), afin de survivre à ce nouveau milieu auquel il est contraint de s’adapter et qui contraste si franchement avec celui qui a bercé l’aube de sa vie. Contrairement à la proposition cinématographique, le spectacle donne une voix supplémentaire à Alexandre, qui devient, en parallèle de ses interactions avec les autres personnages, narrateur de l’action telle qu’il la transforme grâce au prisme de son inventivité. Si la troisième personne, utilisée pour ces interventions (Alexandre fait ceci, Alexandre fait cela…), peut s’avérer quelque peu lassante par moments, elle prend tout son sens lorsque le petit vit des moments difficiles (les affrontements l’opposant à son beau-père, par exemple), alors qu’il n’est plus question que du simple plaisir de s’échafauder un monde sublimant la réalité, mais qu’il s’agit bel et bien d’une stratégie de distanciation permettant au gamin de traverser les épreuves qui, autrement, l’atteindraient trop viscéralement.
Notons que le comédien Gabriel Zsabo transmet admirablement les émotions du jeune héros, qu’il s’agisse de la rage contenue, de l’impuissance exaspérante impartie à son jeune âge, autant que de cette arrogance de l’enfant futé qui croit — parfois à juste titre — avoir une vision beaucoup plus claire des faits que ses aînés. À aucun moment, et cela relève pratiquement de l’exploit, le public ne sentira l’acteur adulte qui se cache derrière le personnage juvénile. Le reste de la distribution s’avère, elle aussi, fort convaincante.
Bien sûr, on ne transpose pas un film aussi faste et d’une durée de plus de trois heures à la scène sans y opérer quelques changements. Certains protagonistes se sont vus, soit éliminés, soit fusionnés et quelques sous-intrigues ont été escamotées. Le ton du récit apparaît aussi légèrement modifié : celui de la pièce intègre davantage d’humour, sans jamais pourtant verser dans l’excès. Bien que certains choix de mise en scène peuvent laisser perplexe (la scène où l’évêque pose ses conditions au mariage arrive après la scène du mariage, ce qui semble illogique; le mystérieux devin Ismaël est joué par l’interprète de Fanny et dans le même costume, à l’exception d’un masque qui n’est révélé qu’au milieu de la scène, alors que la confusion a largement eu le temps de s’installer), d’autres ravissent par leur pertinence. Tel est notamment le cas du personnage d’Émilie, la mère, qui semble d’emblée plus sombre que sa vis-à-vis suédoise du film de Bergman. Or, cette nuance justifie bien mieux le désir de la jeune femme de changer complètement son style de vie en se tournant vers Dieu et son séduisant mais âpre représentant. Qui plus est, dans la version que cosignent Boutin et Cadieux, apparaît encore plus limpide l’opposition ontologique entre la piété et la jouissance des plaisirs terrestres, lorsqu’il s’agit de négocier avec le peu d’emprise que nous avons sur la vie et son sens. La famille d’Alexandre privilégie explicitement l’usage des « échappatoires » telles que l’alcool, le sexe, l’amour et, pourquoi pas, l’art.
Ces variations témoignent d’une grande intelligence du texte original de la part des metteur·es en scène, mais permettent aussi au spectateur et à la spectatrice initié·es au film de pousser plus loin son analyse de l’œuvre, et donc sa réflexion sur la nature humaine. Et ne sont-ce pas de fabuleux moments de théâtre que ceux qui sèment à la fois émotions, rires, rêveries et réflexions, nous permettant ainsi de nous soustraire quelques instants, comme le prônent les Ekdahl, à la tyrannie du quotidien?
Fanny et Alexandre
Texte : Ingmar Bergman. Traduction : Lucie Albertini et Carl Gustav Bjurström. Mise en scène et adaptation : Félix-Antoine Boutin et Sophie Cadieux. Scénographie : Romain Fabre. Costumes : Cynthia St-Gelais. Éclairages : Julie Basse et Martin Labrecque. Son : Christophe Lamarche-Ledoux. Accessoires : Fruzsina Lanyi. Maquillages et coiffures : Amélie Bruneau-Longpré. Avec Luc Bourgeois, Rosalie Daoust, Annette Garant, Ariel Ifergan, Renaud Lacelle-Bourdon, Steve Laplante, Patricia Larivière, Ève Pressault, Gabriel Szabo. Présenté au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 23 février.