On est au théâtre, la scène est dressée pour le conte oriental. Kathakar vient du sanskrit védique et signifie « qui raconte l’histoire ». Deux musiciens improvisent, assis au sol : l’un chante, l’autre frappe les fameux rythmes du Kathak comme au flamenco, avant d’accueillir et d’exhorter le danseur, en tenue indienne blanche, à tourner, à tournoyer en grande vitesse sur lui-même. Avec sa technique impeccable, la grâce de ses bras et de ses mains rompues aux figures du genre, il entre dans l’épopée, frappant le sol de ses pieds nus, grelots agités au-dessus des chevilles.
Bientôt il se retrouve errant, à affronter non pas la guerre, entend-on, mais la fin du monde. Une montagne se dresse devant lui, et la voici qui aspire la civilisation et les hommes. Le danseur, s’enroulant en figures complexes avec des cordes — une scène qui se répétera —, se trouve hissé dans la tourmente sur un plan supérieur. Le voici jeté dans l’univers, et malgré sa stature robuste, sa silhouette noire se réduit à une marionnette esseulée.
Khan joue avec les symboles et les images fortes, couleurs (orange, bruns, noirs, gris, rouge sang), matériaux (terre, mer, roches), apparition féérique et disparition inquiétante des musicien·nes, tels des dieux capricieux ou menaçants. Ils sont sublimes, ces tableaux composés, ces récitatifs esquissés, inarticulés, ces musiques composites, à la beauté étrange et savante, aussi harmonieuse que grinçante. Spectaculaire est ce décor monumental, masse de boue ou position forte pour la mitraille, qui lâchera une avalanche de roches dans un effondrement final.
Un syncrétisme époustouflant
Et la danse ? Dépouillée et théâtrale, elle évoque sans mots la révolte des soldats hindous et musulmans de l’armée britannique, les cipayes, dans l’Inde du mi-XIXe siècle, qui a laissé le souvenir amer de répressions sanglantes. Face à l’arrogance de la Compagnie des Indes orientales, les cipayes s’étaient mutinés. De nombreux cipayes enrôlés, nobles, ont été des danseurs, choisis pour leur force ; ils subirent des représailles terribles, vengeances exercées sur des innocents.
De cette histoire, la dramaturgie garde trace : un haut-parleur devient un canon qui bombarde ses boulets sur le soldat accablé, trucidé, explosé mille fois plutôt qu’une. Le danseur maculé roule, se relève, titube, s’effondre, comme ces insurgés indiens qui périrent le dos fixé sur la gueule d’un canon.
Dans toutes les guerres, peu de soldats étrangers aux nations concernées — XENOS, c’est l’hôte et l’étranger — se sont vu reconnaître leurs hauts faits d’armes (un million et demi d’Indiens ont fait la guerre de 1914-1918, oubliés par le nationalisme postcolonial). Mais la tendance politique s’inversant, Khan saisit cette opportunité de danser une dernière fois sur ces traditions indiennes, classiques, du Kathak remixé de gestuelle contemporaine, qui a fait son identité hybride, par l’entraînement exigeant qu’il a reçu et transmis, et sa réputation méritée d’excellence.
Ce danseur virtuose parachève ainsi son désir d’un corps idéal, surentraîné, invincible. XENOS se déroule dans l’imaginaire des guerres où de tels hommes se sont retrouvés plongés. Il prend des risques de gymnaste aguerri à courir sur un plan incliné, presque vertical. Cinq musicien·nes concourent à cet art, où la tradition veut que le danseur fasse corps avec ses partenaires. Une imposante scénographie théâtralise ce Kathak, conformément à l’évolution des cultures qui se métissent ou se croisent. À cette place, le héros sacrifié est singularisé et en sort magnifié, sur une poignante variation du Lacrimosa de Mozart.
Ce soldat que danse Akram Khan, avec sa présence scénique magistrale, évoque les personnages de Beckett, égarés dans un monde absurde. Il est aussi ce avec quoi Khan a grandi, la légende du Mahabharata, guerre entre des cousins ennemis y convoquant les dieux. Par cet héritage, le danseur est au cœur de sa propre histoire et dans cette zone interculturelle où il est possible d’explorer les formes dansées tout en faisant appel aux sophistications d’un art étranger.
Akram Khan Company. Directeur, chorégraphe et interprète Akram Khan; scénographe Mirella Weingarten; dramaturge Ruth Little; auteur Jordan Tannahill; éclairage Michael Hulls; percussions B. C. Manjunath, chant Aditya Prakash, contrebasse Nina Harries, saxophone Tamar Osborn, violon Clarice Rarity, composition Vincenzo Lamagna. Présenté par Danse Danse au Théâtre Maisonneuve du 13 au 16 février 2019.
On est au théâtre, la scène est dressée pour le conte oriental. Kathakar vient du sanskrit védique et signifie « qui raconte l’histoire ». Deux musiciens improvisent, assis au sol : l’un chante, l’autre frappe les fameux rythmes du Kathak comme au flamenco, avant d’accueillir et d’exhorter le danseur, en tenue indienne blanche, à tourner, à tournoyer en grande vitesse sur lui-même. Avec sa technique impeccable, la grâce de ses bras et de ses mains rompues aux figures du genre, il entre dans l’épopée, frappant le sol de ses pieds nus, grelots agités au-dessus des chevilles.
Bientôt il se retrouve errant, à affronter non pas la guerre, entend-on, mais la fin du monde. Une montagne se dresse devant lui, et la voici qui aspire la civilisation et les hommes. Le danseur, s’enroulant en figures complexes avec des cordes — une scène qui se répétera —, se trouve hissé dans la tourmente sur un plan supérieur. Le voici jeté dans l’univers, et malgré sa stature robuste, sa silhouette noire se réduit à une marionnette esseulée.
Khan joue avec les symboles et les images fortes, couleurs (orange, bruns, noirs, gris, rouge sang), matériaux (terre, mer, roches), apparition féérique et disparition inquiétante des musicien·nes, tels des dieux capricieux ou menaçants. Ils sont sublimes, ces tableaux composés, ces récitatifs esquissés, inarticulés, ces musiques composites, à la beauté étrange et savante, aussi harmonieuse que grinçante. Spectaculaire est ce décor monumental, masse de boue ou position forte pour la mitraille, qui lâchera une avalanche de roches dans un effondrement final.
Un syncrétisme époustouflant
Et la danse ? Dépouillée et théâtrale, elle évoque sans mots la révolte des soldats hindous et musulmans de l’armée britannique, les cipayes, dans l’Inde du mi-XIXe siècle, qui a laissé le souvenir amer de répressions sanglantes. Face à l’arrogance de la Compagnie des Indes orientales, les cipayes s’étaient mutinés. De nombreux cipayes enrôlés, nobles, ont été des danseurs, choisis pour leur force ; ils subirent des représailles terribles, vengeances exercées sur des innocents.
De cette histoire, la dramaturgie garde trace : un haut-parleur devient un canon qui bombarde ses boulets sur le soldat accablé, trucidé, explosé mille fois plutôt qu’une. Le danseur maculé roule, se relève, titube, s’effondre, comme ces insurgés indiens qui périrent le dos fixé sur la gueule d’un canon.
Dans toutes les guerres, peu de soldats étrangers aux nations concernées — XENOS, c’est l’hôte et l’étranger — se sont vu reconnaître leurs hauts faits d’armes (un million et demi d’Indiens ont fait la guerre de 1914-1918, oubliés par le nationalisme postcolonial). Mais la tendance politique s’inversant, Khan saisit cette opportunité de danser une dernière fois sur ces traditions indiennes, classiques, du Kathak remixé de gestuelle contemporaine, qui a fait son identité hybride, par l’entraînement exigeant qu’il a reçu et transmis, et sa réputation méritée d’excellence.
Ce danseur virtuose parachève ainsi son désir d’un corps idéal, surentraîné, invincible. XENOS se déroule dans l’imaginaire des guerres où de tels hommes se sont retrouvés plongés. Il prend des risques de gymnaste aguerri à courir sur un plan incliné, presque vertical. Cinq musicien·nes concourent à cet art, où la tradition veut que le danseur fasse corps avec ses partenaires. Une imposante scénographie théâtralise ce Kathak, conformément à l’évolution des cultures qui se métissent ou se croisent. À cette place, le héros sacrifié est singularisé et en sort magnifié, sur une poignante variation du Lacrimosa de Mozart.
Ce soldat que danse Akram Khan, avec sa présence scénique magistrale, évoque les personnages de Beckett, égarés dans un monde absurde. Il est aussi ce avec quoi Khan a grandi, la légende du Mahabharata, guerre entre des cousins ennemis y convoquant les dieux. Par cet héritage, le danseur est au cœur de sa propre histoire et dans cette zone interculturelle où il est possible d’explorer les formes dansées tout en faisant appel aux sophistications d’un art étranger.
XENOS
Akram Khan Company. Directeur, chorégraphe et interprète Akram Khan; scénographe Mirella Weingarten; dramaturge Ruth Little; auteur Jordan Tannahill; éclairage Michael Hulls; percussions B. C. Manjunath, chant Aditya Prakash, contrebasse Nina Harries, saxophone Tamar Osborn, violon Clarice Rarity, composition Vincenzo Lamagna. Présenté par Danse Danse au Théâtre Maisonneuve du 13 au 16 février 2019.