Le spectacle s’ouvre sur le récit anecdotique d’une chicane de bar, racontée par la jeune Isa à sa sœur Becca. Il faut plusieurs bonnes minutes avant que soit évoqué le drame qui est au cœur de la pièce : la mort du petit Danny, fils de Becca. Nommer la perte, c’est la rendre tangible, cruellement. Cette pudeur plane sur tout le spectacle, où les membres d’une famille tentent de survivre à l’indicible, en avançant à petits pas sur le chemin du deuil, avec des sursauts de colère et des lueurs fugaces d’acceptation.
Gagnant du prix Pulitzer 2007, adapté au cinéma par son auteur, l’Américain David Lindsay-Abaire, Le Terrier a connu sa création québécoise à la Salle Fred-Barry à l’automne 2016 par la compagnie Tableau Noir, un projet de Rose-Anne Déry et André-Luc Tessier, qui y défendent les rôles secondaires. C’est essentiellement la même proposition, avec la même distribution, qui est reprise chez Duceppe. Les interprètes que l’on retrouve ici sont habités par leurs rôles, ces êtres dévastés, les émotions à fleur de peau, mais qui se tiennent debout. Il y a de l’héroïsme chez les proches survivants : n’emploie-t-on pas le même mot pour parler des rescapés d’une catastrophe ?
Huit mois se sont déroulés depuis que le garçon de 4 ans s’est fait frapper par une voiture. Le drame a donc déjà eu lieu, et l’on assiste à une suite de scènes de la vie quotidienne, dont la famille s’efforce de reprendre le cours. Dans cette maison, on parle de tout, et de rien surtout. On rit. Et le public aussi, car on veut le faire rire. Puis, par à-coups, les chosessortent, sont enfin dites.
L’auteur a réussi le pari de concevoir une œuvre dramatique sans autre ressort que la tension du deuil qui relie les personnages. Chacun d’entre eux est seul avec sa douleur. Les parents ne se rejoignent plus; Isa arbore avec malaise sa grossesse nouvelle devant sa sœur endeuillée; Nathalie, la mère de Becca, semble moins vivre le deuil de son petit-fils que celui de son propre fils, qu’elle évoque sans cesse. Quant au jeune conducteur qui a frappé le bambin, il tient à rencontrer les parents, dans un geste à mi-chemin entre la déculpabilisation et l’empathie : pour comble, c’est Becca qui devra le réconforter, en lui répétant qu’il s’agit d’un accident, que c’est comme ça : les chiens courent après les écureuils, et les enfants, après les chiens.
Portant stoïquement son chagrin, telle une mater dolorosa sans larmes, la Becca de Sandrine Brisson est poignante de vérité. Blessée par l’incompréhension des uns et des autres, elle doit constamment justifier la façon dont elle vit son deuil : son choix de ne pas « consulter » ou de ne pas trouver réconfort dans la religion, sa volonté de se défaire des jouets et des vêtements de son garçon… Avec son mari, rien ne va plus : elle parle de vendre la maison, lui s’y oppose ; elle veut laisser le chien — silencieusement maudit — chez sa mère, alors que lui veut le récupérer. Et, bien sûr, elle refuse toute intimité et s’indigne que sa douleur puisse être reléguée derrière le plaisir. Frédéric Blanchette compose un père souffrant en silence, un homme qui tait sa peine devant celle de sa femme, jusqu’à ce que la sienne explose. Pierrette Robitaille campe le personnage un peu caricatural de la mère de Becca, qui semble être là pour détendre l’atmosphère; une belle scène entre la mère et la fille lui permet toutefois de délaisser enfin le comique où son personnage la cantonne souvent.
Comme une brique au fond de sa poche
Grâce à l’idée du metteur en scène Jean-Simon Traversy d’installer l’aire de jeu sur une grande plateforme vide, ce théâtre d’acteurs et d’actrices se déploie dans un dénuement qui interdit la fuite derrière les conventions sociales. Jouets, gâteau d’anniversaire, bouteille de vin : les accessoires, dont la manipulation est mimée par les interprètes, sont disposés autour de la plateforme, en contrebas. À une émouvante exception près : les petits souliers de l’enfant disparu, dans un coin de la scène.
À la fin de la pièce, on sent que la résolution du deuil est proche. Acteur et lieu du drame, le chien est revenu et la maison ne sera peut-être pas vendue ; Becca ne stigmatise plus l’un ni l’autre. C’est autre part, au creux de son être, que la douleur se lovera. La peine ne part jamais, lui explique sa mère Nathalie, elle se transforme. C’est comme une brique qu’on traîne avec soi, au fond de sa poche, qu’on oublie un temps, mais dont on se souvient soudainement de la présence. « Et c’est bien correct », conclut-elle.
Devant ce Terrier rempli de si vives émotions, on songe qu’il est bien vrai que nos morts font de nous ce que nous sommes et que leur poids, oui, on veut ardemment continuer de le sentir. Car n’est-ce pas lui qui nous leste, ici-bas, bien ancrés dans la vie qui bat ?
Texte : David Lindsay-Abaire. Traduction : Yves Morin. Mise en scène : Jean-Simon Traversy, assisté de Marie-Hélène Dufort. Décor : Cédric Lord. Costumes : Marie-Noëlle Klis. Éclairages : Renaud Pettigrew. Musique : Yves Morin et Étienne Thibeault. Accessoires : Normand Blais. Avec Sandrine Bisson, Frédéric Blanchette, Rose-Anne Déry, Pierrette Robitaille et André-Luc Tessier. Présenté chez Duceppe, avec la collaboration de Tableau Noir, jusqu’au 23 mars.
Le spectacle s’ouvre sur le récit anecdotique d’une chicane de bar, racontée par la jeune Isa à sa sœur Becca. Il faut plusieurs bonnes minutes avant que soit évoqué le drame qui est au cœur de la pièce : la mort du petit Danny, fils de Becca. Nommer la perte, c’est la rendre tangible, cruellement. Cette pudeur plane sur tout le spectacle, où les membres d’une famille tentent de survivre à l’indicible, en avançant à petits pas sur le chemin du deuil, avec des sursauts de colère et des lueurs fugaces d’acceptation.
Gagnant du prix Pulitzer 2007, adapté au cinéma par son auteur, l’Américain David Lindsay-Abaire, Le Terrier a connu sa création québécoise à la Salle Fred-Barry à l’automne 2016 par la compagnie Tableau Noir, un projet de Rose-Anne Déry et André-Luc Tessier, qui y défendent les rôles secondaires. C’est essentiellement la même proposition, avec la même distribution, qui est reprise chez Duceppe. Les interprètes que l’on retrouve ici sont habités par leurs rôles, ces êtres dévastés, les émotions à fleur de peau, mais qui se tiennent debout. Il y a de l’héroïsme chez les proches survivants : n’emploie-t-on pas le même mot pour parler des rescapés d’une catastrophe ?
Huit mois se sont déroulés depuis que le garçon de 4 ans s’est fait frapper par une voiture. Le drame a donc déjà eu lieu, et l’on assiste à une suite de scènes de la vie quotidienne, dont la famille s’efforce de reprendre le cours. Dans cette maison, on parle de tout, et de rien surtout. On rit. Et le public aussi, car on veut le faire rire. Puis, par à-coups, les chosessortent, sont enfin dites.
L’auteur a réussi le pari de concevoir une œuvre dramatique sans autre ressort que la tension du deuil qui relie les personnages. Chacun d’entre eux est seul avec sa douleur. Les parents ne se rejoignent plus; Isa arbore avec malaise sa grossesse nouvelle devant sa sœur endeuillée; Nathalie, la mère de Becca, semble moins vivre le deuil de son petit-fils que celui de son propre fils, qu’elle évoque sans cesse. Quant au jeune conducteur qui a frappé le bambin, il tient à rencontrer les parents, dans un geste à mi-chemin entre la déculpabilisation et l’empathie : pour comble, c’est Becca qui devra le réconforter, en lui répétant qu’il s’agit d’un accident, que c’est comme ça : les chiens courent après les écureuils, et les enfants, après les chiens.
Portant stoïquement son chagrin, telle une mater dolorosa sans larmes, la Becca de Sandrine Brisson est poignante de vérité. Blessée par l’incompréhension des uns et des autres, elle doit constamment justifier la façon dont elle vit son deuil : son choix de ne pas « consulter » ou de ne pas trouver réconfort dans la religion, sa volonté de se défaire des jouets et des vêtements de son garçon… Avec son mari, rien ne va plus : elle parle de vendre la maison, lui s’y oppose ; elle veut laisser le chien — silencieusement maudit — chez sa mère, alors que lui veut le récupérer. Et, bien sûr, elle refuse toute intimité et s’indigne que sa douleur puisse être reléguée derrière le plaisir. Frédéric Blanchette compose un père souffrant en silence, un homme qui tait sa peine devant celle de sa femme, jusqu’à ce que la sienne explose. Pierrette Robitaille campe le personnage un peu caricatural de la mère de Becca, qui semble être là pour détendre l’atmosphère; une belle scène entre la mère et la fille lui permet toutefois de délaisser enfin le comique où son personnage la cantonne souvent.
Comme une brique au fond de sa poche
Grâce à l’idée du metteur en scène Jean-Simon Traversy d’installer l’aire de jeu sur une grande plateforme vide, ce théâtre d’acteurs et d’actrices se déploie dans un dénuement qui interdit la fuite derrière les conventions sociales. Jouets, gâteau d’anniversaire, bouteille de vin : les accessoires, dont la manipulation est mimée par les interprètes, sont disposés autour de la plateforme, en contrebas. À une émouvante exception près : les petits souliers de l’enfant disparu, dans un coin de la scène.
À la fin de la pièce, on sent que la résolution du deuil est proche. Acteur et lieu du drame, le chien est revenu et la maison ne sera peut-être pas vendue ; Becca ne stigmatise plus l’un ni l’autre. C’est autre part, au creux de son être, que la douleur se lovera. La peine ne part jamais, lui explique sa mère Nathalie, elle se transforme. C’est comme une brique qu’on traîne avec soi, au fond de sa poche, qu’on oublie un temps, mais dont on se souvient soudainement de la présence. « Et c’est bien correct », conclut-elle.
Devant ce Terrier rempli de si vives émotions, on songe qu’il est bien vrai que nos morts font de nous ce que nous sommes et que leur poids, oui, on veut ardemment continuer de le sentir. Car n’est-ce pas lui qui nous leste, ici-bas, bien ancrés dans la vie qui bat ?
Le Terrier
Texte : David Lindsay-Abaire. Traduction : Yves Morin. Mise en scène : Jean-Simon Traversy, assisté de Marie-Hélène Dufort. Décor : Cédric Lord. Costumes : Marie-Noëlle Klis. Éclairages : Renaud Pettigrew. Musique : Yves Morin et Étienne Thibeault. Accessoires : Normand Blais. Avec Sandrine Bisson, Frédéric Blanchette, Rose-Anne Déry, Pierrette Robitaille et André-Luc Tessier. Présenté chez Duceppe, avec la collaboration de Tableau Noir, jusqu’au 23 mars.