Critiques

Antigone : la fin des printemps est proche

Antigone© Stéphane Bourgeois

Le jeune metteur en scène Olivier Arteau fait son entrée au Trident avec une tragédie classique, Antigone, qu’il décape, explose, réagence, actualise, complète, prolonge, rêve en offrant à sa troupe un texte très inspiré et un espace de jeu très stimulant. « Ostie qu’on crève ! », le ton est donné dès la première prise de parole devant le rideau fermé. On crève de chaleur, de manque d’air et cela semble métaphorique à la fois de l’oppression du tyran et du drame écologique du réchauffement climatique, que la pièce situe juste dans pas longtemps !

Trois plumes pour se réapproprier l’histoire d’Antigone

Si Arteau s’intéresse au texte de Sophocle, pour sa dimension emblématique de refus face à l’ordre établi et au pouvoir (qu’illustre Antigone en décidant d’aller enterrer son frère, faisant valoir les liens du sang et le respect au vivant avant la loi), le texte qu’il propose dégage des enjeux nouveaux et passionnants. Arteau a passé commande à trois autrices comme une manière d’exploser les regards, d’envisager autrement la pièce, mais aussi de la donner à entendre dans une langue et un rythme d’aujourd’hui — comme ont pu le faire en leur temps Brecht et Anouilh.

Annick Lefebvre écrit un prologue inédit alors que Polynice marche sur Thèbes, pour reprendre le pouvoir qui doit lui revenir, d’après l’accord d’alternance passé avec son frère Étéocle. Polynice sacre, rugit et nous décrit une société post-apocalyptique, qui sonne étrangement proche en ces périodes de gilets jaunes ou de carré rouge (« on n’est pas dupe », « y en pas de leader ! » « la fin des printemps »). Guitare en main, il chante par moments, mais l’ensemble gagnerait à être encore plus percutant, à nous exploser à la gueule réellement — comme pouvait le faire en son temps le choryphée des mises en scène de Wajdi Mouawad du même Sophocle, nous faisant comprendre à quel point la transe du choryphée peut être portée par le rock. Si les riffs sont timides ici, le ton est juste et le prologue original, c’est aussi tout un défi pour l’interprète !

Antigone© Stéphane Bourgeois

Le rideau s’ouvre et l’on découvre un palais en ruine, vague surface de marbre craquelé, un plateau à plusieurs niveaux bordé d’un grand écran et envahi de fumée. Des gravats, des rebuts jonchent le sol. Une femme marche sur un tapis roulant, intégré au décor. C’est Antigone, vêtue de noir, qui, tout au long de la pièce, va courir laissant parfois la place au chœur sur cette surface mouvante : magnifique trouvaille d’Arteau qui cherche à placer ses interprètes dans des états de corps particuliers et cela marche parfaitement pour Antigone, qui puise la rage de ses propos, la sensibilité à fleur de peau qui l’habite dans cet état physique obligé ; on pourrait dire cet oubli physique, qui conditionne et magnifie son jeu.

Les interventions du chœur ont été écrites dans une prose très orale, rythmée de Rébecca Déraspe, qui retrouve quelque chose des transes des stances du coryphée. Le reste du texte est de Pascale Renaud-Hébert qui actualise, élargit le propos et donne une place nouvelle à Ismène, figure, non plus de l’acquiescement passif face au pouvoir, mais de la maternité qui choisit la vie, ou tout au moins la possibilité de continuer à essayer de vivre, même si l’espérance est courte.

Ces textes sont forts, accessibles, politiques, rythmés et Arteau s’en sert vraiment comme matériau sonore, physique, rythmique. Je ne suis cependant pas convaincu de l’esthétique pop-kitsch-grotesque du chœur, tant dans les costumes que sa gestuelle, qui nous font pencher vers un mauvais « Musical » à la sauce Starmania — alors que les voix sont belles — dans des développements ironiques décrivant cette société postapocalyptique, mais amoindrissant surtout le propos. 

Car le reste de la mise en scène est vraiment solide. Les images scéniques sont fortes : ce rat géant qui sort des dessous du plateau et qu’on ne perçoit pas de tout de suite dans la brume ou ces images de nuages sur les volutes de fumée lors de la mort suggérée d’Antigone, ensevelie vivante sous un déluge de sciure dans une vitrine de verre. La scène de rencontre entre Antigone et Hémon est avant tout physique, Antigone essayant d’effacer le corps enduit de blanc d’Hémon, dans une étreinte frénétique et passionnée.

Les échanges entre chacun des protagonistes sont portés par cette langue actuelle, claire, brute, qui permet à chacun des interprètes des moments forts. On cite l’univers des médias avec plusieurs moments de journaux télévisés ou de météo joués devant des écrans verts dépliés juste un instant. Créon décrète l’état d’urgence devant la caméra, avec images d’incrustation très efficaces en appui — que l’on voit sur le grand écran en arrière de lui. Mention spéciale au splendide travail d’éclairage de Jean-François Labbé, qui crée des trouées de lumières, zébrant l’espace, et encadre le plateau de 10 projecteurs motorisés qui deviennent autant des éléments de lumière que de surveillance. 

Olivier Arteau inscrit surtout cette tragédie dans un contexte politique et écologique qui résonne tellement avec notre monde actuel que la portée même de la pièce change. L’engagement d’Antigone ne devient plus seulement celui d’un individu face à la loi, mais il est aussi celui d’un collectif, du vivre ensemble, que la démarche même de création du spectacle semble avoir éprouvé dans le bon sens. Ce drame d’Antigone résonne des printemps de ce monde. 

Antigone© Stéphane Bourgeois

Antigone

Mise en scène : Olivier Arteau. Texte : réappropriation du texte de Sophocle par Pascale Renaud-Hébert, Rébecca Déraspe et Annick Lefebvre. Scénographie : Gabrielle Doucet (assistée de Christian Fontaine). Éclairage : Jean-François Labbé. Musique : Vincent Roy et Sarah Villeneuve-Desjardins. Costume et maquillage : Élène Pearson. Vidéo : Keven Dubois. Distribution : Jean-Denis Beaudoin, Nancy Bernier, Joëlle Bourdon, Joanie Lehoux, Patrick Ouellet, Annabelle Pelletier Legros, Steven Lee Potvin, Lucien Ratio, Vincent Roy, Réjean Vallée, Sarah Villeneuve-Desjardins, Alexandrine Warren. Au Théâtre du Trident, du 5 au 30 mars 2019.