L’idée est aussi originale que son sujet: célébrer de son vivant la poétesse et chanteuse américaine Patti Smith. Mais comment faire le tour de ce monstre sacré aux multiples talents dans un spectacle en français?
Il y a beaucoup de choses réussies dans ce show (c’en est un!) de plus de deux heures. D’abord, le panorama qu’il propose est vaste. Il offre une excellente idée de la trajectoire de Smith : son enfance dans les années 1950, la rencontre avec la peinture lors d’une sortie familiale à Philadelphie, l’abandon de son enfant dans la jeune vingtaine, l’émancipation grisante à New York, ses premiers succès d’estime lors des soirées poétiques à St Mark’s Church, la chute de scène qui la contraint au hiatus, son ratage lors de la cérémonie de remise des prix Nobel en 2016. Tout (ou presque) est là. Cette perspective englobante s’applique aussi aux rencontres marquantes et spécialement aux hommes de sa vie, amoureux « maudits » et mentors : le photographe Robert Mapplethorpe, le dramaturge Sam Shepard et les musiciens Leny Kaye et Fred « Sonic » Smith (mari et guitariste de l’iconique combo protopunk de Détroit, The MC5), Allen Ginsberg, William S. Burroughs, Jim Carroll. Bref, même l’exégète en sortira rassasié.
J’ai quelque chose à cacher
Les coauteur·es, Dany Boudreault et Brigitte Haentjens, ont fait la part belle à la poésie et à la musique de celle qui disait avoir « quelque chose à cacher qui s’appelle le désir ». Les restitutions de Oath et Piss factory sont galvanisantes. L’interprétation de la plupart des chansons est plus qu’acceptable, que ce soit celles qu’elle a créées ou qui l’ont influencée : Hey Joe, Gloria, dans la relecture toute personnelle que la chanteuse faisait du succès des Them, ou I wanna be your dog (The Stooges), fidèle à l’original avec dans le rôle d’Iggy Pop un Martin Dubreuil salace à souhait. Ces morceaux travaillent aux tripes bien comme il faut. Aurait-on pu se passer de Because the night, le plus gros succès commercial de la chanteuse? Pas vraiment, même s’il souffre d’un handicap majeur, la surexposition. Poésie et musique sont physiquement incarnées sur les deux plateaux surélevés à l’arrière-scène: côté jardin, un vénérable Chesterfield trône, représentant la bohème poétique et Beat du New York de la fin des années 1960, côté cour, le plateau des musiciens.
Autre effet salutaire de ce spectacle : réconcilier les deux solitudes. Par la force des choses, à commencer par l’intérêt de Smith elle-même pour la langue française et sa passion pour Rimbaud, le sujet se prêtait au bilinguisme. Ce métissage, qui en toute logique devrait être plus courant dans la métropole, nous amène à découvrir l’excellente Leni Parker, à l’aise autant lorsqu’elle chante que lorsqu’elle cabotine pour incarner la Patti rebelle dans son New Jersey natal, industrieux et borné.
Mais tout n’est pas réussi dans ce spectacle au mandat piégé. Boudreault et Haentjens ont choisi de laisser Smith, le personnage, raconter elle-même, puisant en partie à son récit autobiographique, Just Kids. Cette omniprésence du « Je » qui revient sur les évènements a posteriori, bien qu’elle soit justifiée, maintient le public à une certaine distance émotive. Des moments forts comme le décès de Mapplethorpe, pourtant joué avec retenue et émotion par Boudreault lui-même, émeuvent en fin de compte assez peu. Mais je suppose que le véritable problème est ailleurs. Ce matériel biographique constitue-t-il vraiment une base dramaturgique?
Qui trop embrasse mal étreint
C’est dommage pour Boudreault, qui livre une très belle performance au milieu d’une distribution qui n’est pourtant pas en déficit de charisme: Céline Bonnier, Dubreuil, Parker, Alex Bergeron (sûr de lui en Sam Shepard). De toute évidence, Boudreault s’est beaucoup investi dans ce projet, en amont et sur scène. Étrangement, mais c’est sans doute parce que c’est elle qui « narre » l’essentiel, Céline Bonnier apparaît souvent détachée, sauf lorsqu’elle chante. Elle devient alors vibrante.
C’est donc, certes, un bel hommage, teinté d’exubérance, de chaos et de lumière et il faut être insensé pour se plaindre. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de penser, par moments, que ce spectacle qui flirte parfois avec l’hagiographie souffrait d’un manque de vision, celle-là précisément dont parle Rimbaud, celle qui illumine, l’unique, la transcendante.
Parce que la nuit
Texte : Dany Boudreault et Brigitte Haentjens, avec la collaboration de Céline Bonnier. Mise en scène : Brigitte Haentjens. Interprétation : Alex Bergeron, Céline Bonnier, Dany Boudreault, Martin Dubreuil et Leni Parker. Musiciens : Bernard Falaise, Rémi Leclerc et Alexandre St-Onge. Assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto. Dramaturgie : Andréane Roy. Scénographie : Anick La Bissonnière. Direction musicale : Bernard Falaise. Lumière : Martin Sirois. Assistance lumière : Chantal Labonté. Vidéo : Lionel Arnould. Costumes : Julie Charland. Confection des costumes : Yso. Accessoires : Julie Measroch. Maquillages et coiffures : Angelo Barsetti. Sonorisation : Frédéric Auger. Collaboration au mouvement : Mélanie Demers. Collaboration au chant : Ariane Vaillancourt. Régie : Jean Gaudreau. Direction de production : Sébastien Béland. Direction technique : Jérémi Guilbault Asselin. Une coproduction Espace Go, Sibyllines et le Théâtre français du Centre national des Arts. À Espace Go du 5 au 31 mars 2019.
L’idée est aussi originale que son sujet: célébrer de son vivant la poétesse et chanteuse américaine Patti Smith. Mais comment faire le tour de ce monstre sacré aux multiples talents dans un spectacle en français?
Il y a beaucoup de choses réussies dans ce show (c’en est un!) de plus de deux heures. D’abord, le panorama qu’il propose est vaste. Il offre une excellente idée de la trajectoire de Smith : son enfance dans les années 1950, la rencontre avec la peinture lors d’une sortie familiale à Philadelphie, l’abandon de son enfant dans la jeune vingtaine, l’émancipation grisante à New York, ses premiers succès d’estime lors des soirées poétiques à St Mark’s Church, la chute de scène qui la contraint au hiatus, son ratage lors de la cérémonie de remise des prix Nobel en 2016. Tout (ou presque) est là. Cette perspective englobante s’applique aussi aux rencontres marquantes et spécialement aux hommes de sa vie, amoureux « maudits » et mentors : le photographe Robert Mapplethorpe, le dramaturge Sam Shepard et les musiciens Leny Kaye et Fred « Sonic » Smith (mari et guitariste de l’iconique combo protopunk de Détroit, The MC5), Allen Ginsberg, William S. Burroughs, Jim Carroll. Bref, même l’exégète en sortira rassasié.
J’ai quelque chose à cacher
Les coauteur·es, Dany Boudreault et Brigitte Haentjens, ont fait la part belle à la poésie et à la musique de celle qui disait avoir « quelque chose à cacher qui s’appelle le désir ». Les restitutions de Oath et Piss factory sont galvanisantes. L’interprétation de la plupart des chansons est plus qu’acceptable, que ce soit celles qu’elle a créées ou qui l’ont influencée : Hey Joe, Gloria, dans la relecture toute personnelle que la chanteuse faisait du succès des Them, ou I wanna be your dog (The Stooges), fidèle à l’original avec dans le rôle d’Iggy Pop un Martin Dubreuil salace à souhait. Ces morceaux travaillent aux tripes bien comme il faut. Aurait-on pu se passer de Because the night, le plus gros succès commercial de la chanteuse? Pas vraiment, même s’il souffre d’un handicap majeur, la surexposition. Poésie et musique sont physiquement incarnées sur les deux plateaux surélevés à l’arrière-scène: côté jardin, un vénérable Chesterfield trône, représentant la bohème poétique et Beat du New York de la fin des années 1960, côté cour, le plateau des musiciens.
Autre effet salutaire de ce spectacle : réconcilier les deux solitudes. Par la force des choses, à commencer par l’intérêt de Smith elle-même pour la langue française et sa passion pour Rimbaud, le sujet se prêtait au bilinguisme. Ce métissage, qui en toute logique devrait être plus courant dans la métropole, nous amène à découvrir l’excellente Leni Parker, à l’aise autant lorsqu’elle chante que lorsqu’elle cabotine pour incarner la Patti rebelle dans son New Jersey natal, industrieux et borné.
Mais tout n’est pas réussi dans ce spectacle au mandat piégé. Boudreault et Haentjens ont choisi de laisser Smith, le personnage, raconter elle-même, puisant en partie à son récit autobiographique, Just Kids. Cette omniprésence du « Je » qui revient sur les évènements a posteriori, bien qu’elle soit justifiée, maintient le public à une certaine distance émotive. Des moments forts comme le décès de Mapplethorpe, pourtant joué avec retenue et émotion par Boudreault lui-même, émeuvent en fin de compte assez peu. Mais je suppose que le véritable problème est ailleurs. Ce matériel biographique constitue-t-il vraiment une base dramaturgique?
Qui trop embrasse mal étreint
C’est dommage pour Boudreault, qui livre une très belle performance au milieu d’une distribution qui n’est pourtant pas en déficit de charisme: Céline Bonnier, Dubreuil, Parker, Alex Bergeron (sûr de lui en Sam Shepard). De toute évidence, Boudreault s’est beaucoup investi dans ce projet, en amont et sur scène. Étrangement, mais c’est sans doute parce que c’est elle qui « narre » l’essentiel, Céline Bonnier apparaît souvent détachée, sauf lorsqu’elle chante. Elle devient alors vibrante.
C’est donc, certes, un bel hommage, teinté d’exubérance, de chaos et de lumière et il faut être insensé pour se plaindre. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de penser, par moments, que ce spectacle qui flirte parfois avec l’hagiographie souffrait d’un manque de vision, celle-là précisément dont parle Rimbaud, celle qui illumine, l’unique, la transcendante.
Parce que la nuit
Texte : Dany Boudreault et Brigitte Haentjens, avec la collaboration de Céline Bonnier. Mise en scène : Brigitte Haentjens. Interprétation : Alex Bergeron, Céline Bonnier, Dany Boudreault, Martin Dubreuil et Leni Parker. Musiciens : Bernard Falaise, Rémi Leclerc et Alexandre St-Onge. Assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto. Dramaturgie : Andréane Roy. Scénographie : Anick La Bissonnière. Direction musicale : Bernard Falaise. Lumière : Martin Sirois. Assistance lumière : Chantal Labonté. Vidéo : Lionel Arnould. Costumes : Julie Charland. Confection des costumes : Yso. Accessoires : Julie Measroch. Maquillages et coiffures : Angelo Barsetti. Sonorisation : Frédéric Auger. Collaboration au mouvement : Mélanie Demers. Collaboration au chant : Ariane Vaillancourt. Régie : Jean Gaudreau. Direction de production : Sébastien Béland. Direction technique : Jérémi Guilbault Asselin. Une coproduction Espace Go, Sibyllines et le Théâtre français du Centre national des Arts. À Espace Go du 5 au 31 mars 2019.