« Pourquoi j’existe encore? » « Pourquoi je ne suis pas capable de sortir de mon personnage? » « Pourquoi, depuis 150 ans, on rejoue les mêmes enjeux? Parce que les changements qui ont eu lieu sont fragiles et de surface? » Ce sont là quelques-unes des interrogations profondes que profère, dans le cadre d’une prise de parole métaréférentielle aussi habile que saisissante, Nora, protagoniste d’Une maison de poupée, pièce écrite par le Norvégien Henrik Ibsen en 1879, mais revisitée par la dramaturge québécoise Rébecca Déraspe. Pourquoi ce personnage de femme-objet-enfant-poupée-trophée, dont seule la faculté décorative est valorisée, nous apparaît-il encore aussi réaliste dans un univers contemporain inspiré des tendances dénichées sur Pinterest qu’il l’était au 19e siècle? Poser cette question, c’est affirmer la pertinence de recréer la pièce d’Ibsen ici et maintenant. Encore fallait-il, néanmoins, le faire avec adresse, intelligence et sensibilité. Voilà qui est indéniablement chose faite!
Le duo formé par le metteur en scène Benoit Rioux et l’autrice de Gamètes et de Je suis William aurait pu sombrer dans la caricature, représenter, par exemple, une femme obsédée du bistouri, émuledes opulentes housewives des télé-réalités américaines, mais cela n’aurait pas servi le propos du spectacle. Ici, Nora est attachante, élégante sans excès d’artifice, consciente de son charme, mais non sans une candeur désarmante. Elle virevolte au cœur de l’intérieur douillet, mais sans outrance, d’une maison cossue où règne un homme à la carrière florissante. Et Nora est de celles qui délaissent le marché du travail sous prétexte de prendre soin des enfants… malgré qu’une employée résidant sur place occupe en réalité cette charge à temps plein. Entre les époux, rôles et rapports sont clairs : l’apport de l’un est d’ordre pécuniaire, celui de l’autre est essentiellement esthétique; l’un dirige, édicte et accorde, tandis que l’autre quémande, minaude et soutire.
L’oisiveté de la dame, dont la principale fonction est de dorer le blason de son mari, peut spontanément évoquer certains milieux privilégiés, mais l’adaptation qu’on nous propose du texte original, ajoute sans vergogne à celui-ci un niveau de conscience féministe supplémentaire — qui s’exprime tout particulièrement à la fin du spectacle, mais nous y reviendrons — et va jusqu’à laisser entendre que les familles où la carrière de Madame ne doit pas faire entrave à celle de Monsieur (pensons notamment à toutes les absences, retards, départs précipités du bureau et autres échéances reportées qu’entraîne la parentalité, mais dont écopent bien souvent les mères) reproduisent jusqu’à un certain point ce modèle.
Quoi qu’il en soit, dans le cas des Helmer, cette répartition des rôles semble a priori fonctionner et le couple paraît s’aimer d’un amour certes instrumentalisant, mais tout de même sincère. En fait, Nora est si convaincue du caractère inconditionnel du lien qui les unit qu’elle n’a reculé devant rien pour extirper son époux des terribles griffes de l’épuisement professionnel, quelques années plus tôt, et qu’elle est persuadée que lorsque Torvald apprendra les transgressions auxquelles elle s’est livrée pour parvenir à l’amener vivre un an en Italie — histoire de pouvoir bien « décrocher » — il prendra le blâme à sa place afin de la blanchir. C’est ce que font les personnes qui s’aiment, estime-t-elle : elles se protègent l’une l’autre. Elle envisage même de mettre fin à ses jours pour éviter que son mari ait à se sacrifier pour l’innocenter. Quel choc ce sera pour elle lorsque Torvald, ignoble d’égoïsme, apprendra enfin son secret — qu’elle tente de cacher à tout prix tout au long de la pièce, acculée au pied du mur par un maître chanteur — et qu’elle ne récoltera qu’une pluie d’injures en lieu et place d’un fervent élan de solidarité!
C’est en absorbant ce flot d’insultes que l’héroïne trouvera la force de prendre sa vulnérabilité par les cornes et de s’affranchir du joug d’un conjoint contrôlant, qui lui interdit de fumer, qui exhibe ses charmes dans une fête puis la somme de rentrer à la maison, bref qui la manipule comme une poupée. Dans la version déraspienne du texte, on insiste moins que dans celle de l’auteur d’Hedda Gabler et du Canard sauvage sur les illusions romanesques brisées de Nora, sa volte-face apparaissant suffisamment justifiée par la cruauté des propos tenus par Torvald à son égard. Dans ce dernier acte, l’autrice s’accorde d’ailleurs une vaste liberté. Elle souligne avec éloquence les enjeux actuels auxquels fait écho Une maison de poupée. Elle aborde, par exemple, la maternité de Nora, qui a pondu trois marmots comme la poule donne un œuf chaque matin, sans se demander quelles étaient ses options, parce qu’il est « naturel » qu’une femme ait des enfants, parce que c’est ce qu’on attend d’elle. Ce discours final où le personnage contemporain pose un regard bouleversant de lucidité sur lui-même et sur le double centenaire dont elle est l’héritière est d’une fabuleuse efficacité. Bien entendu, il n’aurait pas eu le même impact sans la performance impeccable de Marie-Pier Labrecque, joliment entourée d’une distribution bien dirigée et toute en justesse. S’il est dommage que la scénographie quadrifrontale prive parfois le public de voir ce qui se joue sur le visage des interprètes, cela ne saurait représenter qu’un léger accroc dans l’expérience des spectateurs et spectatrices qui auront la chance d’assister non pas à la simple adaptation d’un classique, mais bien à sa renaissance.
Texte : Henrik Ibsen. Adaptation : Rébecca Déraspe. Mise en scène : Benoit Rioux. Scénographie et costumes : Xavier Mary. Éclairages : Julie Basse. Conception sonore : Laurier Rajotte. Avec Marie-Pier Labrecque, Jean-René Moisan, Kim Despatis, Simon-Pierre Lambert et Mathieu Lepage. Présenté par La Shop Royale à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 29 mars.
« Pourquoi j’existe encore? » « Pourquoi je ne suis pas capable de sortir de mon personnage? » « Pourquoi, depuis 150 ans, on rejoue les mêmes enjeux? Parce que les changements qui ont eu lieu sont fragiles et de surface? » Ce sont là quelques-unes des interrogations profondes que profère, dans le cadre d’une prise de parole métaréférentielle aussi habile que saisissante, Nora, protagoniste d’Une maison de poupée, pièce écrite par le Norvégien Henrik Ibsen en 1879, mais revisitée par la dramaturge québécoise Rébecca Déraspe. Pourquoi ce personnage de femme-objet-enfant-poupée-trophée, dont seule la faculté décorative est valorisée, nous apparaît-il encore aussi réaliste dans un univers contemporain inspiré des tendances dénichées sur Pinterest qu’il l’était au 19e siècle? Poser cette question, c’est affirmer la pertinence de recréer la pièce d’Ibsen ici et maintenant. Encore fallait-il, néanmoins, le faire avec adresse, intelligence et sensibilité. Voilà qui est indéniablement chose faite!
Le duo formé par le metteur en scène Benoit Rioux et l’autrice de Gamètes et de Je suis William aurait pu sombrer dans la caricature, représenter, par exemple, une femme obsédée du bistouri, émuledes opulentes housewives des télé-réalités américaines, mais cela n’aurait pas servi le propos du spectacle. Ici, Nora est attachante, élégante sans excès d’artifice, consciente de son charme, mais non sans une candeur désarmante. Elle virevolte au cœur de l’intérieur douillet, mais sans outrance, d’une maison cossue où règne un homme à la carrière florissante. Et Nora est de celles qui délaissent le marché du travail sous prétexte de prendre soin des enfants… malgré qu’une employée résidant sur place occupe en réalité cette charge à temps plein. Entre les époux, rôles et rapports sont clairs : l’apport de l’un est d’ordre pécuniaire, celui de l’autre est essentiellement esthétique; l’un dirige, édicte et accorde, tandis que l’autre quémande, minaude et soutire.
L’oisiveté de la dame, dont la principale fonction est de dorer le blason de son mari, peut spontanément évoquer certains milieux privilégiés, mais l’adaptation qu’on nous propose du texte original, ajoute sans vergogne à celui-ci un niveau de conscience féministe supplémentaire — qui s’exprime tout particulièrement à la fin du spectacle, mais nous y reviendrons — et va jusqu’à laisser entendre que les familles où la carrière de Madame ne doit pas faire entrave à celle de Monsieur (pensons notamment à toutes les absences, retards, départs précipités du bureau et autres échéances reportées qu’entraîne la parentalité, mais dont écopent bien souvent les mères) reproduisent jusqu’à un certain point ce modèle.
Quoi qu’il en soit, dans le cas des Helmer, cette répartition des rôles semble a priori fonctionner et le couple paraît s’aimer d’un amour certes instrumentalisant, mais tout de même sincère. En fait, Nora est si convaincue du caractère inconditionnel du lien qui les unit qu’elle n’a reculé devant rien pour extirper son époux des terribles griffes de l’épuisement professionnel, quelques années plus tôt, et qu’elle est persuadée que lorsque Torvald apprendra les transgressions auxquelles elle s’est livrée pour parvenir à l’amener vivre un an en Italie — histoire de pouvoir bien « décrocher » — il prendra le blâme à sa place afin de la blanchir. C’est ce que font les personnes qui s’aiment, estime-t-elle : elles se protègent l’une l’autre. Elle envisage même de mettre fin à ses jours pour éviter que son mari ait à se sacrifier pour l’innocenter. Quel choc ce sera pour elle lorsque Torvald, ignoble d’égoïsme, apprendra enfin son secret — qu’elle tente de cacher à tout prix tout au long de la pièce, acculée au pied du mur par un maître chanteur — et qu’elle ne récoltera qu’une pluie d’injures en lieu et place d’un fervent élan de solidarité!
C’est en absorbant ce flot d’insultes que l’héroïne trouvera la force de prendre sa vulnérabilité par les cornes et de s’affranchir du joug d’un conjoint contrôlant, qui lui interdit de fumer, qui exhibe ses charmes dans une fête puis la somme de rentrer à la maison, bref qui la manipule comme une poupée. Dans la version déraspienne du texte, on insiste moins que dans celle de l’auteur d’Hedda Gabler et du Canard sauvage sur les illusions romanesques brisées de Nora, sa volte-face apparaissant suffisamment justifiée par la cruauté des propos tenus par Torvald à son égard. Dans ce dernier acte, l’autrice s’accorde d’ailleurs une vaste liberté. Elle souligne avec éloquence les enjeux actuels auxquels fait écho Une maison de poupée. Elle aborde, par exemple, la maternité de Nora, qui a pondu trois marmots comme la poule donne un œuf chaque matin, sans se demander quelles étaient ses options, parce qu’il est « naturel » qu’une femme ait des enfants, parce que c’est ce qu’on attend d’elle. Ce discours final où le personnage contemporain pose un regard bouleversant de lucidité sur lui-même et sur le double centenaire dont elle est l’héritière est d’une fabuleuse efficacité. Bien entendu, il n’aurait pas eu le même impact sans la performance impeccable de Marie-Pier Labrecque, joliment entourée d’une distribution bien dirigée et toute en justesse. S’il est dommage que la scénographie quadrifrontale prive parfois le public de voir ce qui se joue sur le visage des interprètes, cela ne saurait représenter qu’un léger accroc dans l’expérience des spectateurs et spectatrices qui auront la chance d’assister non pas à la simple adaptation d’un classique, mais bien à sa renaissance.
Une maison de poupée
Texte : Henrik Ibsen. Adaptation : Rébecca Déraspe. Mise en scène : Benoit Rioux. Scénographie et costumes : Xavier Mary. Éclairages : Julie Basse. Conception sonore : Laurier Rajotte. Avec Marie-Pier Labrecque, Jean-René Moisan, Kim Despatis, Simon-Pierre Lambert et Mathieu Lepage. Présenté par La Shop Royale à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 29 mars.