Critiques

Kiinalik: These Sharp Tools : Rapprochements possibles

kiinalikJeremy Mimnagh

Pour sa troisième année consécutive à Espace Libre, après No Strings (Attached) et Black Boys, le Buddies in Bad Times Theatre de Toronto propose une soirée fascinante. Laakkuluk Williamson Bathory, artiste inuite (du Nord), et Evalyn Parry, artiste de Toronto (du Sud) dessinent les contours de leur relation, accompagnées de Cris Derksen au violoncelle et de Elysha Poirier à la projection vidéo sur un double écran en fond de scène, disposé en angle comme un livre ouvert. Le spectacle est en anglais avec des passages en inuktitut. Il y a des surtitres en français.

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Depuis le récit de leur rencontre initiale lors d’un voyage en bateau entre Iqaluit et le Groenland, un fil ténu se tisse par fragments, dans lesquels sont évoquées tant l’histoire officielle des relations du Sud (du Canada) avec le Nord que celles, individuelles, de Bathory et Parry. Ces fragments se croisent, se complètent, divergent, décrivent les existences parallèles de ces deux femmes qui habitent de part et d’autre d’un immense territoire colonisé, transformé, où l’identité ne va pas de soi. 

C’est là une force de ce spectacle : réussir à passer de manière fluide du général au particulier pour décrire, d’un ton fort juste, non seulement les relations problématiques entre les Inuits et le gouvernement canadien, mais aussi l’absence de ponts entre les habitant·es du Sud et du Nord. On parle, pêle-mêle, de colonisation, de mythe fondateur, des délocalisations forcées, d’un souvenir de jeunesse déterminant, du passage du Nord-Ouest, du deuil d’un père, des changements climatiques. 

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Le propos s’organise autour d’images : la cryosphère (terme désignant la surface de la Terre où l’eau est solide), le visage et le couteau, le nerf vague (dit vagabond, qui rattache des fonctions diverses et essentielles du corps humain), le nom et l’âme. Le rythme du spectacle est travaillé de manière à assembler avec fluidité et décontraction tous ces éléments disparates. Parfois, l’attention se concentre sur l’une et parfois, les deux voix s’entremêlent et se répondent. L’effet est particulièrement réussi quand la vitesse du dialogue accélère, appuyée par le violoncelle de Derksen et les projections vidéo de Poirier.

Les allers-retours entre la scène et la salle sont nombreux, car la conversation n’a pas seulement lieu entre Bathory et Parry, mais bien entre toutes les personnes présentes dans la salle. À environ un tiers du spectacle, les gens du public qui le désirent sont invités à nommer les endroits qu’ils ont déjà visités dans le Grand Nord canadien. La conversation n’est ni feinte ni forcée, la gêne tombe et une certaine intimité se crée, propice au rapprochement.

Dès le départ, il est clair qu’il n’y aura pas d’illusion, pas de quatrième mur. Les deux interprètes débutent devant la scène, en s’adressant directement à l’assistance pour lui souhaiter la bienvenue. Elles montent ensuite les marches menant à la scène et se donnent un discret signal de départ. Ces entretiens à demi-mot, ces regards complices de l’une à l’autre rythment leurs échanges du début à la fin. On comprend que l’écoute est ici tout aussi importante que la parole.

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À cette conversation s’entremêlent des moments musicaux ; Bathory au chant de gorge, Parry à la guitare et au chant folk, souvent contemplatif. Les deux interprètes ne font pas que se raconter, elles fouillent et expriment par la performance ce qu’elles sont à travers les modes d’expression qui leur sont propres.

La partie la plus prenante du spectacle revient sans conteste à Bathory et sa surprenante, jouissive performance de uajeerneq. Cette danse du masque est un acte de défiance et de libération où performance clownesque, transgression et sexualité provoquent une catharsis nécessaire. L’interprète, transfigurée par un maquillage noir et rouge, se fraie un chemin d’un gradin à l’autre, se rapprochant au plus près des spectateurs et spectatrices, volontairement déstabilisante, charnelle.

Par la remise en question du rapport de chacune au territoire et la découverte de leur identité propre, progressivement, les deux interprètes s’entraînent à évacuer l’ignorance présente dans les rapports Nord-Sud ainsi que les présupposés historiques et officiels. La proposition est importante : ces artistes nous invitent à réinterroger notre propre rapport au territoire et à découvrir, par le dialogue et l’écoute, ce qui nous lie afin de créer une réalité commune.

Kiinalik: These Sharp Tools

Une création de Evalyn Parry, Laakkuluk Williamson Bathory, Erin Brubacher et Elysha Poirier avec Cris Derksen. Texte et interprétation : Evalyn Parry et Laakkuluk Williamson Bathory. Mise en scène : Erin Brubacher. Projection vidéo en direct : Elysha Poirier. Composition originale et musique sur scène : Cris Derksen et Evalyn Parry. Conception sonore : Asleda Roche. Conception lumière : Rebecca Picherack. Scénographie : Kaitlin Hickey. Une coproduction de Buddies in Bad Times Theatre et Théâtre Passe-Muraille, présentée à Espace Libre jusqu’au 16 mars 2019