Critiques

Christine, la Reine-garçon : À Dieu préférer le libre arbitre

© Nicola-Frank Vachon

Dans l’austère Suède luthérienne du 17e siècle, la jeune reine Christine est pressée de donner un héritier au trône. Au sortir de la guerre de Trente Ans qui a ravagé l’Europe et permis aux nouvelles idées de se frayer un chemin vers la modernité, la jeune Reine-garçon (23 ans) prend position pour la modernité. L’austérité du pays nordique rebute cet esprit vif qui entend sortir son peuple de l’obscurantisme où ses conseillers veulent le maintenir. Elle veut la paix, des écoles, des librairies, elle veut de l’art et de l’esprit. Elle fait d’ailleurs venir Descartes à sa cour pour se faire conseiller sur les choses de la vie.

C’est que la jeune reine, élevée comme un garçon et qui porte le nom officiel de « roi de Suède », vit dans la plus grande confusion mentale. Ses positions sont fermes sur le plan politique, mais beaucoup plus perturbées sur le plan personnel. Descartes l’initie aux mécaniques du cerveau qui gère les passions et la raison. Mais surtout, il lui offre une clé essentielle, celle du libre arbitre. Au monde des ténèbres perpétué par sa garde rapprochée, elle oppose les lumières de l’esprit et des arts. Écartelée entre son devoir, fait de renoncement au nom de l’État, et sa liberté, elle choisira l’accomplissement de soi, quitte à abandonner son trône et à se convertir au catholicisme, qui étrangement dans un geste de diplomatie conquérante, lui assure cette liberté de l’esprit.

Christine la reine garçon© Nicola-Frank Vachon

En concentrant ce dilemme en deux longues nuits, Michel Marc Bouchard nous donne un texte d’une puissance exceptionnelle. La toute menue Marianne Marceau, plus grande que nature, incarne une reine gigantesque à la fois monarque éclairée et femme assumée. La scène amoureuse avec sa première dame, jouée dans le frémissement du corps par la séduisante Ariane Bellavance-Fafard, est une pièce d’anthologie. Ou encore cette scène où elle s’oppose fermement au bouillant et vindicatif comte Johan Oxenstierna, défendu avec panache par le truculent Simon Lepage. Avec le cynisme des puissants, il explique à la jeune femme comment il régnerait, lui, sur un pays d’ignares et de paysans. Image à peine caricaturale des nouveaux dirigeants du monde dit démocratique.

Christine, la Reine-garçon est une pièce d’une grande actualité. L’auteur nous rappelle que rien n’est jamais acquis. Le libre arbitre, la place des femmes, la gestion du monde par les gens de pouvoir, la puissance des traditions, le retour de l’ignorance et de l’obscurantisme, le populisme réducteur, le rejet de la science… Cette image iconique qu’est Christine de Suède nous interpelle profondément.

Marie-Josée Bastien situe ses personnages dans les ténèbres, enfouis dans une nuit éternelle. Comme scénographie, deux plans inclinés occupent l’arrière-scène et donnent accès à la cour. Quelques meubles modulaires deviennent trône, lit, table de dissection. Dans cet espace ouvert, les murs ont des oreilles, tous et toutes participent aux complots, les rumeurs circulent vite, même les amours intimes sont affaire publique. La solide distribution multiplie les moments magiques avec des personnages démesurés : l’ignoble reine mère (Erika Gagnon), le furieusement amoureux généralissime et cousin de la reine (Eliot Laprise), l’inquiétant albinos (Vincent Michaud)… Tous et toutes excellent.

Le choix de la Reine-garçon s’inscrit dans les débats actuels de la société québécoise et plus largement dans le nouveau contrat social en Occident. Cette production soulève la question du bien commun et de l’individu, de l’ego versus la communauté. L’enveloppe visuelle et sonore, appuyant le jeu des comédien·nes, en fait une des productions les plus fascinantes de cette déjà très grande saison théâtrale sur les scènes de la Capitale nationale.

Christine la reine-garçon© Nicola-Frank Vachon

Christine, la Reine-garçon

Texte : Michel Marc Bouchard. Mise en scène : Marie-Josée Bastien. Assistance à la mise en scène : Émile Beauchemin. Décor : Marie-Renée Bourget Harvey. Costumes : Sébastien Dionne. Lumières : Sonoyo Nishikawa. Musique : Stéphane Caron. Distribution : Ariane Bellavance-Fafard, Frédérique Bradet, Jean-Michel Déry, Erika Gagnon, Jonathan Gagnon, Eliot Laprise, Simon Lepage, Marianne Marceau, Vincent Michaud, Réjean Vallée. Présenté à la Bordée jusqu’au 11 mai 2019.