Sur un plateau nu, sept acteurs et actrices livrent une rafraîchissante adaptation de La Mouette, à la fois pertinente, contemporaine et — c’est le beau de l’affaire — dans le plus pur esprit tchékhovien.
Signée par l’Américain Aaron Posner (Stupid Fucking Bird, 2013), la pièce est jouissive à souhait, avec sa double mise en abyme : dans Cr#%# d’oiseau cave, on présente la pièce du jeune Conrad (le Constantin Treplev de La Mouette), qui devient ici un « événement-performatif in situ » et, sur la scène de la Licorne, les interprètes qui défendent la pièce de Posner brisent joyeusement le 4e mur : de temps à autre, ils y vont d’un décrochage et d’une adresse à la salle, ou alors leurs personnages font étrangement écho à leur propre personne (Emma/Danielle Proulx défend les productions grand public auxquelles elle participe, Trigorine/Robert Lalonde évoque les tourments de l’écriture…). D’entrée de jeu, le ton est donné lorsque François-Xavier Dufour (Conrad) lance au public que le spectacle débutera quand quelqu’un dira : « Commencez-la, la criss de pièce ! » Ce qui se produit.
L’art peut-il changer le monde ? Comment créer sans répéter, en inventant de nouvelles formes ? Peut-on échapper à la superficialité du « milieu » et à la démesure de l’ego ? Toutes ces questions, au cœur de l’œuvre de Tchekhov, trouvent une résonance actuelle chez Posner.
Distribution sans faute
Malgré la langue québécoise fluide et vraie, que l’excellente traduction de Benjamin Pradet leur met en bouche, ce sont bien les personnages de La Mouette : mêmes amours à sens unique (David aime Macha qui aime Constant qui aime Nina qui aime Trigorine), même doute sur le sens de la vie, même conscience aiguë du temps qui passe, même questionnement sur l’art et la célébrité, même soif de reconnaissance et surtout d’amour. On pourra certes trouver que la symbolique de la mouette et, partant, que le drame de Nina sont un peu expédiés, mais l’essence de l’œuvre est là, ainsi que les principaux personnages, certains rebaptisés simplement, tandis que le rôle du médecin a été fusionné avec celui de Sorine (Richard Thériault, suave).
La mise en scène de Michel-Maxime Legault est magnifiquement dépouillée : tout tient dans le jeu, férocement précis, traçant les contours nets de chaque personnage. Si, bien sûr, on doit saluer l’auteur pour l’écriture de ces versions actuelles des protagonistes tchékhoviens, le mérite de cette distribution sans faute revient au metteur en scène. Personne n’est dans l’ombre. Ici, les vedettes comme les nouveaux visages ont droit à leurs cinq minutes de gloire, avec chacun et chacune la couleur irrésistible de son personnage : Macha, l’amoureuse souffrante et désabusée (Roxane Bourdages), Nina et son ambition naïve (Catherine Lavoie, que Marc Senécal a habillée d’une robe moulante couleur chair, comme si elle était nue, ce qui accentue sa vulnérabilité), Trigorine, le grand écrivain blasé (Robert Lalonde), Conrad, boule d’orgueil et de victimisation (François-Xavier Dufour), David avec ses commentaires décalés (Sasha Samar), Emma, l’actrice imbue de son talent, mais incapable de jouer le rôle de mère (Danielle Proulx).
C’est un bijou de spectacle que celui-ci, où la salle et la scène partagent le seul plaisir du théâtre, dans une alternance de légèreté et de profondeur, bien propre à l’auteur russe. Ainsi, les réflexions existentielles et les scènes dramatiques (amour filial trahi, jalousie, tentative de suicide) sont entrecoupées par le badinage ou par les chansons drolatiques de Macha, qui s’accompagne poussivement à la flûte à bec.
Dans une finale qui aurait sans doute plu à Tchekhov, les personnages, alignés en fond de scène, disent à tour de rôle ce qu’il adviendra du reste de leur vie et quel sera l’âge de leur mort. Une éloquente façon de nous rappeler, comme Trigorine l’avait fait auparavant, que les aspirations, le talent, la gloire, tout cela est bien éphémère, comme notre existence même. Parions que cette production du Théâtre de la Marée Haute a, pour sa part, une longue vie devant elle !
Texte : Aaron Posner. Traduction : Benjamin Pradet. Mise en scène : Michel-Maxime Legault, assisté de Lou Arteau. Costumes : Marc Senécal. Éclairages : Cédric Delorme-Bouchard. Accessoires : Olivia Pia Audet. Musique : Émilie Clepper. Avec Roxane Bourdages, François-Xavier Dufour, Robert Lalonde, Catherine Lavoie, Danielle Proulx, Sasha Samar et Richard Thériault. Production du Théâtre de la Marée Haute, en codiffusion avec le Théâtre de la Manufacture, présentée à la Licorne jusqu’au 25 mai 2019.
Sur un plateau nu, sept acteurs et actrices livrent une rafraîchissante adaptation de La Mouette, à la fois pertinente, contemporaine et — c’est le beau de l’affaire — dans le plus pur esprit tchékhovien.
Signée par l’Américain Aaron Posner (Stupid Fucking Bird, 2013), la pièce est jouissive à souhait, avec sa double mise en abyme : dans Cr#%# d’oiseau cave, on présente la pièce du jeune Conrad (le Constantin Treplev de La Mouette), qui devient ici un « événement-performatif in situ » et, sur la scène de la Licorne, les interprètes qui défendent la pièce de Posner brisent joyeusement le 4e mur : de temps à autre, ils y vont d’un décrochage et d’une adresse à la salle, ou alors leurs personnages font étrangement écho à leur propre personne (Emma/Danielle Proulx défend les productions grand public auxquelles elle participe, Trigorine/Robert Lalonde évoque les tourments de l’écriture…). D’entrée de jeu, le ton est donné lorsque François-Xavier Dufour (Conrad) lance au public que le spectacle débutera quand quelqu’un dira : « Commencez-la, la criss de pièce ! » Ce qui se produit.
L’art peut-il changer le monde ? Comment créer sans répéter, en inventant de nouvelles formes ? Peut-on échapper à la superficialité du « milieu » et à la démesure de l’ego ? Toutes ces questions, au cœur de l’œuvre de Tchekhov, trouvent une résonance actuelle chez Posner.
Distribution sans faute
Malgré la langue québécoise fluide et vraie, que l’excellente traduction de Benjamin Pradet leur met en bouche, ce sont bien les personnages de La Mouette : mêmes amours à sens unique (David aime Macha qui aime Constant qui aime Nina qui aime Trigorine), même doute sur le sens de la vie, même conscience aiguë du temps qui passe, même questionnement sur l’art et la célébrité, même soif de reconnaissance et surtout d’amour. On pourra certes trouver que la symbolique de la mouette et, partant, que le drame de Nina sont un peu expédiés, mais l’essence de l’œuvre est là, ainsi que les principaux personnages, certains rebaptisés simplement, tandis que le rôle du médecin a été fusionné avec celui de Sorine (Richard Thériault, suave).
La mise en scène de Michel-Maxime Legault est magnifiquement dépouillée : tout tient dans le jeu, férocement précis, traçant les contours nets de chaque personnage. Si, bien sûr, on doit saluer l’auteur pour l’écriture de ces versions actuelles des protagonistes tchékhoviens, le mérite de cette distribution sans faute revient au metteur en scène. Personne n’est dans l’ombre. Ici, les vedettes comme les nouveaux visages ont droit à leurs cinq minutes de gloire, avec chacun et chacune la couleur irrésistible de son personnage : Macha, l’amoureuse souffrante et désabusée (Roxane Bourdages), Nina et son ambition naïve (Catherine Lavoie, que Marc Senécal a habillée d’une robe moulante couleur chair, comme si elle était nue, ce qui accentue sa vulnérabilité), Trigorine, le grand écrivain blasé (Robert Lalonde), Conrad, boule d’orgueil et de victimisation (François-Xavier Dufour), David avec ses commentaires décalés (Sasha Samar), Emma, l’actrice imbue de son talent, mais incapable de jouer le rôle de mère (Danielle Proulx).
C’est un bijou de spectacle que celui-ci, où la salle et la scène partagent le seul plaisir du théâtre, dans une alternance de légèreté et de profondeur, bien propre à l’auteur russe. Ainsi, les réflexions existentielles et les scènes dramatiques (amour filial trahi, jalousie, tentative de suicide) sont entrecoupées par le badinage ou par les chansons drolatiques de Macha, qui s’accompagne poussivement à la flûte à bec.
Dans une finale qui aurait sans doute plu à Tchekhov, les personnages, alignés en fond de scène, disent à tour de rôle ce qu’il adviendra du reste de leur vie et quel sera l’âge de leur mort. Une éloquente façon de nous rappeler, comme Trigorine l’avait fait auparavant, que les aspirations, le talent, la gloire, tout cela est bien éphémère, comme notre existence même. Parions que cette production du Théâtre de la Marée Haute a, pour sa part, une longue vie devant elle !
Cr#%# d’oiseau cave
Texte : Aaron Posner. Traduction : Benjamin Pradet. Mise en scène : Michel-Maxime Legault, assisté de Lou Arteau. Costumes : Marc Senécal. Éclairages : Cédric Delorme-Bouchard. Accessoires : Olivia Pia Audet. Musique : Émilie Clepper. Avec Roxane Bourdages, François-Xavier Dufour, Robert Lalonde, Catherine Lavoie, Danielle Proulx, Sasha Samar et Richard Thériault. Production du Théâtre de la Marée Haute, en codiffusion avec le Théâtre de la Manufacture, présentée à la Licorne jusqu’au 25 mai 2019.