Archives

Jean-Philippe Baril Guérard : Sélection naturelle

© Kevin Millet

Dans le cadre du festival OFFTA, le dramaturge (La Singularité est proche, Tranche-cul), romancier (Manuel de la vie sauvage, Royal, Sports et divertissements), scénariste télévisuel (Faux départs), chroniqueur et comédien Jean-Philippe Baril Guérard propose une version « laboratoire » de son plus récent spectacle, Capitalisme tardif. Dans ce solo aux airs de conférence, il incarne un motivateur incitant ses émules, étant donné que l’épuisement des ressources est inévitable, à tabler sur cette certitude afin de s’enrichir et de devenir les puissants de demain. On y retrouve le ton caustique caractéristique du jeune auteur.

Tu sembles entretenir un rapport trouble avec ce qu’on appelle dans notre société occidentale contemporaine « la réussite »…

Oui, vraiment. Je me questionne sur les critères qu’on utilise pour définir le succès, sur le besoin de répondre à ces critères, sur les sacrifices qu’on est prêts à faire pour y arriver et aussi sur le fait qu’on n’est pas toujours conscients qu’on n’a pas à adhérer à cette grille d’analyse. Mais il est très difficile de s’en détacher puisqu’on est formatés pour s’y adapter dès l’enfance. Ce serait un peu l’équivalent de se mettre à parler japonais du jour au lendemain. Or, comme j’appartiens à ce système, je ne peux pas le critiquer de l’extérieur. Je vis une espèce de syndrome de Stockholm face au capitalisme.

Tu es très prolifique comme auteur… pour ne pas dire productif. N’es-tu pas, en ce sens, le parfait sujet du royaume capitaliste ?

Tout à fait! En tant qu’auteur, je suis le premier à mesurer ma valeur au nombre d’œuvres que je produis et à leur retentissement. Je suis content de vendre des livres, que mes salles soient pleines. Je n’existe pas comme artiste si je ne suis pas en train de produire quelque chose. Je n’ai pas, non plus, envie de m’asseoir sur mes succès passés. Cela me met dans l’état d’esprit qui ressemble beaucoup à celui que le conférencier de la pièce exige de ses spectateurs et spectatrices : un déséquilibre, la sensation qu’il n’y a rien de gagné, que tout peut basculer en un quart de seconde, qu’on peut tout perdre et qu’on n’est à l’abri de rien. Ça donne faim! Et cette faim, les raisons pour lesquelles on en veut toujours plus me fascinent.

Tu aimes aussi explorer différentes approches formelles quand tu écris, n’est-ce pas ?

Oui, comme je me promène de médium en médium, de plus en plus j’essaie de justifier pourquoi j’en emprunte un en particulier pour traiter d’un sujet donné en ayant une proposition formelle claire. Je veux qu’on s’explique facilement pourquoi on est au théâtre et pas dans un roman ou à la télé. Une façon efficace de le faire, c’est d’accuser la présence du public, de briser le quatrième mur, ce qui permet beaucoup de choses. Dans Capitalisme tardif, je veux qu’il y ait de l’espace dans le texte pour interagir avec les gens, rebondir sur ce qu’ils me donnent, utiliser les informations qu’ils me fournissent pour faire changer la trajectoire du spectacle. Pour l’instant, la marge que j’ai est encore mineure, mais éventuellement, j’aimerais que le show puisse dérailler d’une façon ou d’une autre en fonction de l’apport du public. C’est assez casse-gueule. Et c’est pourquoi je vois ce spectacle beaucoup plus comme une expérience performative que comme une pièce de théâtre.

Tu as un style d’humour bien à toi. Comment le décrirais-tu ?

Ironique, cynique, « rentre-dedans ». J’essaie de faire mal un peu; j’aime ça quand ça grince. Les expériences les plus fortes que je vis au théâtre, c’est quand je ris, je ris, je ris et tout d’un coup je ne ris plus. Je trouve qu’Étienne Lepage est un maître dans le genre. J’aime aussi aller chercher une espèce de perversion intellectuelle : d’abord présenter une idée à laquelle tout le monde va adhérer, ensuite la travestir un peu, surenchérir, rendre ça encore un peu plus intense — là, on trouve ça drôle parce que c’est trop — et, en guise de chute, si je suis assez habile pour y arriver, confronter les gens à leurs propres contradictions. C’est ce vers quoi je tends, car je trouve que ça fait réfléchir que de réaliser qu’on a ri de soi-même.

C’est important pour toi de prendre position sur des enjeux sociaux à travers ton art ?

Tout le temps! Pas parce que je veux donner des leçons, mais c’est plus facile pour moi de raconter une histoire si je la rattache à un thème plus macroscopique. J’ai envie de dire des choses, mais pas de manière aussi frontale que dans le théâtre documentaire, par exemple. Quand je commence à écrire un spectacle ou un livre, les thèmes que je veux aborder sont clairs dans ma tête. Parfois même beaucoup plus clairs que l’histoire que je veux raconter. Pour moi, faire de l’art, c’est une façon de s’inscrire dans la société, de participer à la réflexion et au débat publics.

As-tu l’impression qu’au théâtre, tu prêches auprès d’un public déjà converti ?

Oui, majoritairement, et j’essaie d’utiliser ça à mon avantage. Je sais qu’il y a une chambre d’écho assez forte au théâtre alors qu’en télévision, je suppose qu’il y a une plus grande diversité d’opinions parmi l’auditoire. Pour moi, ce n’est pas mauvais en soi : je pars de présupposés sur mon public et je m’en sers comme matière première. Je fais d’ailleurs des blagues à cet effet dans l’introduction de Capitalisme tardif en disant des choses comme : « vous êtes des personnes raffinées, vous allez au OFFTA, vous n’êtes pas comme les autres ». Cette homogénéité me permet d’être plus niché dans mon humour, de présumer des choses sur mon public, qui ne sont certainement pas toujours vraies, mais qui m’aident tout de même à mieux le comprendre et, peut-être, à mieux l’orienter sur le petit chemin mental que je veux lui faire parcourir tout au long de mon spectacle.

Capitalisme tardif

Idéation, texte et interprétation : Jean-Philippe Baril Guérard. Regard extérieur : Gabrielle Côté. Scénographie et conception costumes : Estelle Charon, Cloé Alain Gendreau. Conception lumières : Julie Basse. Projections : HUB Studio.