Critiques

Où tu vas quand tu dors en marchant…? : Les dérives jubilatoires

Où tu vas quand© Stéphane Bourgeois

Pour cette 6e édition, le parcours Où tu vas quand tu dors en marchant… ? passe de la colline parlementaire à la rivière Saint-Charles. Le changement de décor invite cette fois les citoyen·nes à la randonnée en nature urbaine dans l’un des plus beaux parcs de la ville… un secteur strié de deux ponts et d’une autoroute. Les projets s’arriment au décor de cette étrange zone où l’oasis verte est cernée de part et d’autre d’édifices de béton, de terrains vagues, d’un parc industriel… Cinq propositions critiques, ludiques, ethnographiques, ironiques, oniriques y sont jouées. Déambulation magique samedi dernier, soir d’accalmie et de température idéale, pour une foule joyeuse discutant de sa ville à partir de l’art vivant qui surgit. 

Points de suspension de Karine LeDoyen et Ludovic Fouquet sur le pont Lavigueur : au fil des tableaux aux titres évocateurs, « Expérience de gravité amoureuse », « Culture d’ibadou », plante amazonienne qui permet de voler, « Extase hallucinogène », « Vol parabolique et suborbital »…, le public traverse un espace onirique. Des personnages suspendus défient la gravité, anges planant au-dessus de nos têtes, chuchotant à l’oreille, invitation à l’envol vers les étoiles. Au risque d’être renversé par une aile d’ange ou un rêveur qui chute vers le sol. 

L’Anse-à-Vaillant des Incomplètes présente un village de pêcheurs d’une autre époque. Un écran géant constitué d’un mur de conteneurs permet une projection de la mer sillonnée de bateaux qui rentrent au havre. Le retour se faisant prétexte à une explosion de joie sur le quai où les habitant·es accourent accueillir leurs pêcheurs : gigue, chants marins, rigodon. Puis, retour à la normale de chacun·e dans son fumoir, sa cabane de souvenirs, son atelier de réparation d’agrès de pêche. 

© Stéphane Bourgeois

Jeux d’échelles de Vano Hotton transpose dans des maquettes des édifices et autres repères qui forment la silhouette de la ville : Château Frontenac, Édifice Price, Chute Montmorency… Des cordes à linge suspendues entres des édifices servent à cueillir des nuages lumineux qui sèchent en se déplaçant au-dessus de nos têtes. Le restaurant tournant du Concorde devient un praxinoscope où Bonhomme danse en levant la patte. En observant de haut des paquebots de croisière arrimés au quai, on réalise que ce sont le Complexe G et l’Édifice Price déposés à l’horizontale, formant deux vaisseaux lumineux. Et, trouvaille géniale, le tombeau de Champlain a enfin été déterré ! Il était enfoui sous la pyramide de Sainte-Foy, au croisement de l’université Laval, des cégeps de Sainte-Foy et St-Lawrence.

Terre promise de Maryse Lapierre et Maxime Beauregard-Martin nous invite au bord de l’autoroute dans un camping au kitsch joyeux avec flamands roses, mini-put, buanderie, pédalo en cygne géant, autant de stations pour les rencontres amoureuses, là où se brisent et se recollent les cœurs. Il y a même, entre un cimetière de flamants roses et une volée de ceux-ci encore vivants, un atelier pour « sauver la beauté du monde », où Juliette et Raymonde s’acharnent à les maintenir en vie.

Tableau de fin du monde L’embâcle des sans-soucis de Martin Bureau est un amoncellement de déchets industriels, carrosseries de chars, remorques, toiles d’abri Tempo, rebuts jetés à la rivière, que les glaces du printemps amassent en embâcle dans une pointe du méandre. Puissant tableau aux couleurs radieuses se reflétant dans l’eau calme de la rivière Saint-Charles. Sur un ponton s’agitent des danseurs et danseuses nocturnes, dans un ultime rave, avant que la catastrophe ne les engloutisse.

Par son emprise sur l’environnement urbain, le parcours attire une foule toujours aussi festive. Du théâtre aux arts visuels en passant par la danse et la scénographie, le public déambule dans une zone événementielle ludique. Dans cette édition, on retrouve l’indifférence face à la dégradation de l’environnement, la nostalgie d’un temps révolu, une perception distanciée et critique de notre habitat, un désir amoureux dans un monde de rêve, tout juste au bord d’une autoroute carnassière saturée de ischhhh et d’émanations. Enfin, le rêve d’Icare transposé dans des corps emportés par le songe, les drogues, les voyages astraux. 

Où tu vas quand tu dors en marchant… ? est un événement phare de l’été. Les flâneurs et flâneuses devraient planifier deux visites pour s’imprégner des atmosphères, des dialogues, pour extraire la matière de ce foisonnement d’idées, de textes poétiques, de subtilités sonores et musicales. Il y a une sorte de frémissement dans l’air, une excitation palpable dans une douce frénésie. Malgré quelques failles, découverte et émerveillement garantissent une fort agréable séance de somnambulisme. 

Où tu vas quand tu dors en marchant… ?

Direction artistique : Alexandre Fecteau. Concepteurs et conceptrices des cinq projets : Martin Bureau, Vano Hotton, Maryse Lapierre et Maxime Beauregard-Martin, Karine Ledoyen et Ludovic Fouquet, Les Incomplètes. Près de quatre-vingt interprètes, manipulateurs et manipulatrices. Présenté sur les rives de la rivière Saint-Charles par le Carrefour international de théâtre, jusqu’au 8 juin 2019.