Critiques

Les louves : Allegro con motto

© Yanick Macdonald

En sortant de cette pièce très attendue de la rentrée, Les louves, on comprend le succès qu’elle a rencontré depuis sa création Off-Broadway en 2016, et pourquoi elle a valu à son autrice, l’États-Unienne Sarah DeLappe, d’être finaliste du prix Pulitzer 2017.

Constitué d’un enchevêtrement de dialogues aussi sportifs que le terrain de soccer sur lequel ils ont lieu, le texte de DeLappe révèle progressivement une architecture complexe et parfaitement maîtrisée, mêlant très habilement les enjeux sociopolitiques, les questions existentielles et les petits drames de la vie quotidienne, pour dresser un portrait mordant de l’adolescence occidentale contemporaine, sans jamais sombrer dans la caricature. Saluons ici la traduction de Fanny Britt, qui a su donner au texte une couleur locale tout en conservant sa vivacité, sa fraîcheur et sa justesse.

Alors qu’elles s’échauffent avant différents matches de soccer, neuf jeunes filles jasent, de tout et de rien, passant en une seconde des compliments aux piques, des moqueries aux excuses, cruelles par naïveté, maladresse ou désir de s’affirmer, mais solidaires par amitié et esprit d’équipe. Sans cesse, elles oscillent entre empathie et mécanismes de défense, s’opposent ou s’oublient pour le bien-être du groupe, l’une d’elles allant, par exemple, jusqu’à continuer à jouer blessée pour faire gagner son équipe.

© Yanick Macdonald

Tout va très vite dans leurs conversations entrecroisées. Elles n’ont même pas le temps d’absorber l’information, de la comprendre, et encore moins de l’analyser, que déjà le groupe leur impose de se positionner. Leurs échanges sont à l’image de l’avalanche d’informations à laquelle elles sont soumises – à laquelle nous sommes tous et toutes soumis·es –, et la structure éclatée de la pièce reflète le rapport à l’information des sociétés nord-américaines, où l’on forme ses opinions avant même de connaître les faits, ou en dépit d’eux.

Le terrain de soccer où tout se passe est l’incarnation du rêve américain : l’ascension sociale par le sport, si l’on a la chance d’être recruté pour une équipe universitaire. Un rêve qui a plutôt des allures de mythe, comme les jeunes filles le découvriront progressivement.

C’est que le passage à l’âge adulte se fait ici par la prise de conscience de l’injustice et des inégalités, qu’elles soient dues au sexe (l’équipe de filles a un moins bon coach que l’équipe de gars), au talent (la nouvelle recrue qui se fait repérer alors qu’elle n’a jamais joué dans un véritable club), au pays où on est né (l’esclavage moderne au Mexique), etc. Petit à petit, les parois du cocon que constitue ce terrain de soccer qu’elles connaissent si bien s’effritent, et les jeunes filles découvrent que les règles du jeu de la vie ne sont pas aussi simples et équitables qu’elles auraient pu le croire. Jusqu’à ce que la conscience de la mort, abstraite au début de la pièce, les frappe de plein fouet. Alors, c’est au groupe, qu’elles se rattacheront, les adolescentes comme l’adulte.

La mise en scène de Solène Paré (en résidence à Espace Go) est à la fois dynamique et extrêmement précise. Elle a réussi à insuffler aux comédiennes qui incarnent les dix personnages (dont neuf adolescentes) un sens de l’écoute et un souci du détail qui nous permettent de suivre sans mal des dialogues très rapides, courts et enchevêtrés, et de voir la personnalité de chacune des protagonistes se dessiner au sein du groupe. On sent un véritable esprit de camaraderie chez ces jeunes actrices remarquables, dont certaines sortent tout juste de l’école. Les déplacements sont habilement chorégraphiés (la danseuse et chorégraphe Virginie Brunelle fait partie de l’équipe de conception) et contribuent à donner une cohérence à un texte plein de défis, tout en mettant de l’avant la vitalité physique et la fougue de la jeunesse. Une partition sans fausse note.

© Yanick Macdonald

Les louves

Texte : Sarah DeLappe. Traduction : Fanny Britt. Mise en scène : Solène Paré. Avec Claudia Chan Tak, Claudia Chillis-Rivard, Leïla Donabelle Kaze, Célia Gouin-Arsenault, Dominique Leduc, Stephie Mazunya, Alice Moreault, Noémie O’Farrell, Elisabeth Smith et Zoé Tremblay-Bianco. Assistance à la mise en scène : Suzanne Crocker. Scénographie : Robin Brazill. Lumières : Martin Sirois. Costumes : Ginette Noiseux. Assistance aux costumes : Marie-Luc Despaties. Collaboration au design des uniformes : David Ayotte. Musique : Alexander MacSween. Mouvements : Virginie Brunelle. Entraînement sportif : Joël Chancy. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt. Habilleuse : Nicole Langlois. Direction de production : Audrey Blouin. Direction technique : Alex Gendron. Une coproduction d’ESPACE GO, de Fantôme, compagnie de création et du Théâtre français du Centre national des Arts présentée à Espace GO jusqu’au 6 octobre 2019.