Critiques

Danse mutante : Tension, métamorphose et destruction

© Mathieu Doyon

En quatre tableaux distincts, chacun travaillé par une chorégraphe différente, Danse mutante est un relais chorégraphique qui propose différents points de vue sur les mutations que subit l’individu en quête de sa propre unicité et sur son rapport contradictoire à l’autre. Ce singulier objet est un défi posé non seulement aux chorégraphes et aux deux interprètes, mais aussi au public. Cœurs sensibles, soyez avertis : la nudité est frontale et le deuxième tableau présente une scène de viol.

La création de ce projet est en elle-même une aventure. Après avoir créé Cantique en 2018, la Montréalaise Mélanie Demers a proposé aux trois chorégraphes Ann Liv Young (New York), Kettly Noël (Bamako, Mali) et Ann Van den Broek (Rotterdam) de revisiter sa création et de la prolonger. Demers avoue elle-même que le projet lui a échappé. La pièce première, déjà déroutante, plaçait le dérapage au cœur de la démarche artistique. Cette volonté d’explorer chaque geste, chaque situation jusqu’à l’extrême afin de voir ce qu’il en advient, les deux interprètes Riley Sims et Francis Ducharme s’en sont investis au gré des quatre créatrices et du contexte esthétique et sociopolitique dans lequel chacune d’elles évolue.

Ces deux « interprètes-muses » portent la totalité du spectacle, auquel ils se dévouent corps et âmes. La performance est éprouvante, exigeante physiquement et mentalement. D’un tableau à l’autre, sans jamais quitter la scène, ils se mettent à nu, au sens propre comme au figuré, et donnent à voir, tour à tour à grands cris, avec vulnérabilité et avec une solennité étonnante, une série de métamorphoses à la fois intimes et provocantes.

Agora de la danse© Mathieu Doyon

Les cadres narratifs explosent, les personnages fluctuent, le geste et la parole se brisent avec fracas. Au cœur de chaque tableau s’exprime une terrible difficulté à se construire, autant par le corps que par la parole. Il est question d’intimité, de masculinité, de sexualité. Il est aussi question d’une immense solitude, résultat d’une incapacité fondamentale à rejoindre l’autre.

Fidèle à elle-même, Demers accorde une grande place à la parole dans la performance. Celle-ci est tantôt intelligible, tantôt circulaire, parfois fonctionnelle, parfois déconstruite. Elle se fait le prolongement des gestes et leur miroir. Les mots se disloquent, se répètent et, de la même manière, les gestes ébauchés s’emballent et avortent.

Le premier tableau, minimaliste, présente les danseurs vêtus chacun d’un sous-vêtement, de chaussettes, de protège-genoux et d’une couverture. Ils se lancent dans une longue litanie simultanée, qui se répète en boucle, Sims en anglais et Ducharme en français. Chaque verset débute par « I am » / « Je suis », suivi par une série de qualificatifs sans fin et dont la fonction est incantatoire. Que connaît-on d’eux après cette présentation? Rien de plus : « Je suis mélancolie, homme de main, mort de trouille, horizon ». Ils passent sans arrêt de la grandiloquence à la prostration, de la défiance à la plainte.

Dans le deuxième tableau, la danse disparaît pour faire place à une performance de théâtre physique fracassante, dans laquelle Ducharme et Young endossent des vêtements féminins. La chorégraphe Ann Liv Young, mécontente, quitte sa place dans les gradins pour venir diriger les performeurs, directement sur scène. D’une situation à une autre, le délire grotesque évolue entre exhibition vulgaire et quête de sens.

Le troisième tableau est situé en Afrique et est marqué par des accès de violence paroxystiques. Y sont présentées des scènes qui évoquent autant la proximité amoureuse que l’extrême agressivité résultant d’une masculinité toxique et d’une impression de pouvoir total. Kettly Noël interroge ici le regard que la société pose sur l’individu à travers le stéréotype. L’homosexuel est un déviant, la femme est une chienne dont tous peuvent abuser, l’homme est violent, l’étranger est naïf, le touriste est profiteur. Le danger est partout et le monde a perdu sa mesure.

La quatrième partie marque un contraste saisissant. Un décor minimaliste sert à attirer toute l’attention sur chacun des longs gestes robotiques des deux danseurs synchronisés. Ann Van den Broeck a pris le parti de l’abstraction, se rapprochant de la pièce initiale après l’explosion colorée des deux tableaux centraux. Devant leurs micros, au-devant de la scène, Ducharme et Riley ajoutent à leurs gestes des boucles sonores qui construisent et déconstruisent la parole, réduite à un son dépourvu de sens, dans une tension époustouflante.

On sort de cette transe éreinté·e, hypnotisé·e, perplexe. Si Mélanie Demers espérait que personne ne sorte indemne de cette pièce, il est clair qu’elle a remporté son pari haut la main.

Agora de la danse© Mathieu Doyon

Danse mutante

Direction artistique : Mélanie Demers. Chorégraphie : Mélanie Demers, Kettly Noël, Ann Van den Broeck et Ann Liv Young. Interprétation : Francis Ducharme et Riley Sims. Musique originale : Mykalle Bielinski. Dramaturgie : Angélique Willkie. Répétitrice : Anne-Marie Jourdenais. Lumières : Alexandre Pilon-Guay. Régie son : David Blouin. Costumes : Mélanie Demers, Kettly Noël, Ann Van den Broeck et Ann Liv Young. Direction technique : Julien Veronneau. Une coproduction de MAYDAY et de l’Agora de la danse présentée jusqu’au 21 septembre 2019 à l’Agora de la danse.