Critiques

Le Cercle de craie caucasien : Cinéma brechtien

BrechtStéphane Bourgeois

Sous l’égide d’Olivier Normand, le Trident présente une version décalée du Cercle de craie caucasien, qui rapproche le théâtre épique de Brecht du thriller, de la dystopie et du récit d’anticipation.

Se détournant du dilemme moral, qui pour bien des théoricien·nes est le cœur palpitant du théâtre brechtien, le metteur en scène a choisi de braquer les projecteurs sur l’épopée elle-même, les péripéties et les tours du destin qui font en sorte qu’une jeune femme s’attachera à un enfant qu’elle sauve des soldats. Plutôt que de se demander, à chaque action de l’héroïne Groucha, jouée par Anne-Marie Côté, si sa conscience lui aurait fait suivre le même chemin, le public est engagé dans l’histoire de manière sensorielle et physique. Une allée, presque une glissade, traverse le centre de la salle, forçant les spectateurs et les spectatrices à se tourner pour suivre les déplacements des comédien·nes.

Aux commandes d’une machine, véritable orgue 3.0 rempli d’échantillons sonores et de rythmes électroniques, le concepteur musical Josué Beaucage et le percussionniste Steve Hamel accompagnent les moments d’action par une trame effrénée. La colossale distribution de 15 interprètes multiplie les déplacements sur un plateau incliné, couvert de terre sablonneuse, en bougeant mobilier et draperies.

Une impression de chaos, où les situations ne semblent jamais vraiment se déposer, règne. L’élite sociale et les hauts gradés de l’armée arborent des maquillages clownesques et des perruques colorées et excessives. Le jeu des personnages est lui aussi gonflé par les accents appuyés, les mimiques caricaturales, la bêtise grossie à outrance. Même le mariage des corps est audacieux et éclectique : la distribution est l’inverse de celle d’un corps de ballet, chacun y a physique distinct, une diversité accentuée par les costumes qui déconstruisent les silhouettes.

La principale qualité de cette proposition tout sauf lisse est qu’elle garde l’esprit du spectateur, de la spectatrice (et du ou de la critique) aux aguets. Impossible de sombrer dans une écoute passive et confortable. On isole, au fil de l’expérience, les scènes et les interprétations qui laisseront leur marque. Mary-Lee Pinel excelle en privilégiée pédante et hystérique, Jonathan Gagnon endosse les rôles de gouverneur et de juge avec panache. Israël Gamache en prince obèse, Jean-Michel Girouard en soldat pervers et Emmanuel Bédard en Youssouf, le mari peu ragoûtant de Groucha, livrent des performances jubilatoires et néanmoins justes.

BrechtStéphane Bourgeois

Il est plus difficile de s’attacher à Anne-Marie Côté en Groucha, « la bonne poire » qui se trouve à cumuler, presque malgré elle, les sacrifices pour continuer de prendre soin d’une enfant. Lorsqu’elle retrouve son fiancé (joué par un Nicolas Létourneau surprenant en soldat amoureux, alors qu’on l’a souvent vu dans des rôles comiques), ou qu’elle traverse un ravin en bravant le froid et l’épuisement pour échapper à ses poursuivants, l’émotion émerge. Autrement, on suit un peu distraitement ses soliloques.

BrechtLa principale faiblesse de la production est sa sonorisation inégale, qui devient un irritant. Quelques micros semblent avoir été placés sur scène, mais les déplacements des personnages n’en tiennent pas vraiment compte. On entend distinctement la monnaie brassée par Groucha, mais on perd des phrases, pourtant criées du centre de la scène.

On retiendra les truculents excès, mais aussi quelques moments de poésie de ce thriller théâtral. Des scènes comme celle où les rythmes percussifs s’apaisent et où les chants s’élèvent, alors que le fond de scène irradie comme un coucher de soleil et découpe la silhouette des interprètes.

Ce n’est pas la cohésion et la beauté, comme c’est souvent le cas, qui nous font adhérer à la proposition d’Olivier Normand. C’est plutôt l’audace, foisonnante et imparfaite, qui alimente les discussions à la sortie du théâtre.

Le Cercle de craie caucasien 

Texte : Bertolt Brecht, en collaboration avec Paul Dessau. Traduction : François Rey et Violaine Schwartz. Mise en scène : Olivier Normand. Scénographie : Véronique Bertrand. Costumes : Virginie Leclerc. Éclairages : Nyco Desmeules Musique : Josué Beaucage. Maquillage : Élène Pearson. Avec Josué Beaucage, Emmanuel Bédard, Maude Boutin St-Pierre, Anne-Marie Côté, Jonathan Gagnon, Israël Gamache, Jean-Michel Girouard, Steve Hamel, Valérie Laroche, Nicolas Létourneau, Jocelyn Paré, Mary-Lee Picknell, Monika Pilon, Sophie Thibault et (en alternance) Léonard Joubert, Florian Vachon, Eugénie Cormier et Jeanne Turcotte. Au Théâtre du Trident jusqu’au 12 octobre 2019.