Critiques

Fils de quoi ? : Théâtre(s) des origines

© Paul-Patrick Charbonneau

Dans cette pièce pour les 12 à 17 ans, Marie-Christine Lê-Huu propose un fécond dialogue entre un acteur d’origine russe et son fils, étudiant en théâtre, las de voir son père nostalgique de sa Russie d’autrefois. Le jeune homme, né au Québec, lui demande pourquoi il a quitté son pays s’il lui manque à ce point : « Pour que tu aies une meilleure vie. » On comprendra à la fin qu’il ne gagne pas sa vie comme acteur au Québec et qu’il a donc renoncé à cette carrière.

Pour incarner ce beau duo, l’auteure et metteure en scène a recruté les comédiens Sacha Samar (né en Ukraine) et Alexandre Nachi (d’ascendance roumaine et né ici). La rencontre se passe sur une scène, où le père répète La Cerisaie tandis qu’un pianiste (Guillaume Martineau) travaille ses compositions. Au début, on assiste aux accrochages classiques entre un fils et son père. Celui-ci a vu son garçon jouer la veille et l’a trouvé « relâché ». Il y va de ses conseils, mais, piqué, le jeune se braque. Le père déplore alors l’éducation des enfants au Québec, basée sur l’encouragement et l’épanouissement. L’autorité est remplacée par la psychologie (« Elle va faire le ménage de ta chambre, la psychologie ? ») et il est mal vu de dire à son enfant qu’il n’est pas le meilleur.

Or, mêmes si leurs opinions divergent, ils discutent et veulent se comprendre. Acteurs tous deux, ils ont alors recours au théâtre pour se raconter à tour de rôle des histoires illustrant leurs points de vue. Ainsi, une grande table servira de castelet pour installer un théâtre d’objets et un drap tendu accueillera un théâtre d’ombres. Complice de ces micro-représentations, le pianiste accompagne l’action. Éloquente façon de prouver au jeune public le pouvoir de l’art pour réconcilier les êtres de toutes cultures et générations…

© Paul-Patrick Charbonneau

Éclairer le présent grâce au passé

Il est vrai que deux pays et deux époques les séparent. Le père reproche à son fils de faire table rase de ce qui précède sa naissance. Il connaît Tchekhov, mais ne s’y intéresse guère. La Cerisaie, évoquant un monde en mutation, leur donne l’occasion d’opposer leurs visions : le père fait la démonstration de l’importance de connaître le passé à partir du personnage de Lioubov qui, au début de la pièce, revient en Russie. Pourquoi était-elle partie à Paris ? Il joue cette histoire avec des poupées russes, illustrant la noyade du fils de Lioubov et éclairant les raisons de son départ à Paris pour vivre son deuil. « Tu crois que le monde commence avec toi, lance-t-il à son fils, comme tu penses que les personnages de Tchekhov naissent au début de la pièce. »

Le fils participe de bon gré au jeu théâtral, comme le père acceptera ensuite de jouer avec lui en manipulant les objets-personnages racontant l’histoire de sa grand-mère. La petite leçon tchékhovienne apparaît en effet comme la mise en abyme de l’histoire familiale, puisque le jeune homme découvrira que la vérité a parfois ses sources bien avant aujourd’hui. Comme sa mère, qui est retournée en Russie, la grand-mère paternelle avait jadis abandonné mari et enfants. Meurtri par ces désertions, le père jette tout le blâme sur elles : deux mères indignes, deux femmes déshonorantes. Mais le jeune veut comprendre : pourquoi sont-elles parties, l’une et l’autre ? Ont-elles de bonnes raisons, comme Lioubov ? Si le père n’est capable d’aucune introspection concernant sa femme, son récit sur sa grand-mère semble, quant à lui, un tissu de ouï-dire et de suppositions douteuses.

© Paul-Patrick Charbonneau

Éclairer le passé grâce au présent

Avec son téléphone cellulaire désuet, le père a beau dénigrer les nouvelles technologies, ce sont elles qui permettront à son garçon d’éclairer le passé en retrouvant un pan méconnu de l’histoire familiale. La grand-mère n’était pas la femme qu’on a dépeinte. Soldate en 1941, à 18 ans, elle a caché cet événement par la suite, car les femmes au front avaient la réputation d’être des prostituées, ce qui était faux.

Ainsi, loin de se désintéresser de ses origines, comme le lui reprochait son père, le fils a comblé les trous dans la mémoire familiale. Il cherchera maintenant à savoir pourquoi sa propre mère est retournée en Russie. Son père, cette fois, se dira fier de son fils.

Une salle pleine d’ados, dont un grand nombre issus des communautés culturelles, certains en classe de francisation, a chaudement applaudi après la représentation à laquelle j’assistais, qui était suivie d’une discussion avec l’auteure et les interprètes. Quelqu’un a voulu savoir si l’accent avec lequel jouait Samar était le sien. « Malheureusement oui », a répondu ce dernier, faisant rire tout le monde. Qui sait, cela seul encouragera peut-être une jeune vocation ? Quoi qu’il en soit, cet excellent spectacle saura toucher tout le monde, peu importe son âge ou ses origines.

Fils de quoi ?

Texte et mise en scène : Marie-Christine Lê-Huu. Assistance à la mise en scène : Olena Khomyakova. Composition et musique sur scène : Guillaume Martineau. Scénographie et accessoires : Patrice Charbonneau-Brunelle. Éclairages : Cédric Delorme-Bouchard. Conception sonore : Andréa Marsolais-Roy. Avec Alexandre Nachi et Sasha Samar. Une production du Théâtre de l’Avant-Pays, diffusée par Autels Particuliers et présentée à la Maison Théâtre jusqu’au 3 novembre 2019.