Disparu.e.s, adaptation de la pièce américaine August : Osage County, qui a valu à son auteur Tracy Letts le Prix Pullitzer en 2008, est exactement ce qu’on s’attend à se voir offrir par la compagnie créée en 1973 par Jean Duceppe. Il s’agit du portrait d’une famille antagonique, qui s’inscrit dans la grande tradition américaine nourrie par Tennessee Williams, Arthur Miller et consorts. On ne sera donc peut-être pas surpris·e par ce choix artistique, mais cela n’empêche aucunement que l’on soit ravi·e par l’excellence de son exécution.
D’abord, la traduction que signe Frédéric Blanchette se révèle d’une véracité et d’une justesse irréprochables. Au point où l’on en oublie, par moments, que l’action se déroule en Oklahoma et non en terres québécoises. Ensuite, la mise en scène de René Richard Cyr confère une humanité touchante aux membres du clan disloqué imaginé par Letts. Au centre de ceux-ci se trouve Violet Weston, mère et grand-mère atteinte d’un cancer de la bouche – ce qui ne l’incite toutefois pas à renoncer à la cigarette – mais surtout d’une dépendance aux opiacés. Elle rappelle sa descendance (les quadragénaires Barbara, Karen et Ivy) au bercail parce que son mari, Beverly, est introuvable depuis quelques jours. La matriarche, sa sœur, son beau-frère, son neveu, ses filles, ses gendres, sa petite-fille adolescente et l’employée de maison autochtone, engagée par son époux peu avant sa disparition, seront donc réuni·es sous un même toit, tandis que l’absence du père exacerbe des tensions déjà installées depuis des lustres.
Parmi les treize figures de cette tragi-comédie, certaines s’avèrent particulièrement complexes et intéressantes. Sophie Cadieux campe avec adresse Karen, par exemple, une agente immobilière, qui s’acharne par moult moyens mais peine à ne pas être engloutie par le vide existentiel qui l’habite. Sa sœur Barbara, à la fois forte et vulnérable, proactive et dépassée, pugnace et résignée, est, quant à elle, interprétée avec nuances et vérité par Marie-Hélène Thibault. Même des rôles moins substantiels comme celui de l’oncle débonnaire et du neveu benêt jouissent, sous la houlette de Cyr, d’une incarnation véritable, que l’on doit respectivement à Roger Léger et à Renaud Lacelle-Bourdon. Enfin, Christiane Pasquier n’a rien à envier à l’icône de l’âge d’or du cinéma hollywoodien Bette Davis lorsqu’il s’agit de donner vie à une protagoniste se plaisant à torturer ceux et celles qui l’entourent.
Bien sûr, Disparu.e.s comporte aussi des éléments plutôt génériques, comme l’adolescente rebelle, le quinquagénaire concupiscent ou encore l’usage de l’inceste en guise de ressort dramatique. Mais le malaise le plus efficace qu’arrive à susciter le dramaturge naîtra du personnage de Johna (Kathia Rock), la domestique autochtone plus ou moins ostracisée (cela varie en fonction des différents membres de la famille Weston), alors qu’elle représente sans doute la plus belle âme séjournant dans cette résidence aux fenêtres condamnées, où l’on éconduit toute lumière extérieure et où l’air ne circule pas davantage que les idées. Cette maison, représentée sans murs et sur différents étages par le scénographe Jean Bard, occupe très bien l’imposant espace scénique du Théâtre Jean-Duceppe.
L’atmosphère suffocante – au sens métaphorique comme au sens littéral – qui règne dans cette vaste demeure cossue fait écho à un mal-être tentaculaire, englobant autant l’écoanxiété que le sexisme, le racisme et la désillusion, notamment sur le plan amoureux. À ce propos, Disparu.e.s n’offre aucun modèle de félicité conjugale : le mari de Barbara l’a quittée pour l’une de ses étudiantes, Karen s’accroche désespérément à un fiancé au mieux volage, au pire pédophile, Charlie supporte tant bien que mal une épouse méprisante et acariâtre, Beverly et Violet partagent bien davantage leur existence avec l’alcool (pour l’un) et les médicaments (pour l’autre) que l’un avec l’autre et lorsqu’Ivy repère enfin une âme sœur potentielle, cette relation s’avère incestueuse. Ce n’est donc pas dans les emportements et voluptés de l’amour que les protagonistes de Letts trouveront le salut. Le trouveront-ils, d’ailleurs, où passeront-ils le restant de leurs jours à se débattre dans une désolation acrimonieuse exponentiellement croissante? La question demeure entière. Et troublante.
Texte : Tracy Letts. Traduction : Frédéric Blanchette. Adaptation et mise en scène : René Richard Cyr. Scénographie : Jean Bard. Costumes : Cynthia St-Gelais. Éclairages : Alexandre Pilon-Guay. Musique : Alain Dauphinais. Accessoires : Normand Blais. Avec Chantal Baril, Yves Bélanger, Sophie Cadieux, Alice Dorval, Hugo Dubé, Antoine Durand, Renaud Lacelle-Bourdon, Roger Léger, Guy Mignault, Christiane Pasquier, Kathia Rock, Evelyne Rompré et Marie-Hélène Thibault. Une production de Duceppe, présentée chez Duceppe jusqu’au 23 novembre 2019.
Disparu.e.s, adaptation de la pièce américaine August : Osage County, qui a valu à son auteur Tracy Letts le Prix Pullitzer en 2008, est exactement ce qu’on s’attend à se voir offrir par la compagnie créée en 1973 par Jean Duceppe. Il s’agit du portrait d’une famille antagonique, qui s’inscrit dans la grande tradition américaine nourrie par Tennessee Williams, Arthur Miller et consorts. On ne sera donc peut-être pas surpris·e par ce choix artistique, mais cela n’empêche aucunement que l’on soit ravi·e par l’excellence de son exécution.
D’abord, la traduction que signe Frédéric Blanchette se révèle d’une véracité et d’une justesse irréprochables. Au point où l’on en oublie, par moments, que l’action se déroule en Oklahoma et non en terres québécoises. Ensuite, la mise en scène de René Richard Cyr confère une humanité touchante aux membres du clan disloqué imaginé par Letts. Au centre de ceux-ci se trouve Violet Weston, mère et grand-mère atteinte d’un cancer de la bouche – ce qui ne l’incite toutefois pas à renoncer à la cigarette – mais surtout d’une dépendance aux opiacés. Elle rappelle sa descendance (les quadragénaires Barbara, Karen et Ivy) au bercail parce que son mari, Beverly, est introuvable depuis quelques jours. La matriarche, sa sœur, son beau-frère, son neveu, ses filles, ses gendres, sa petite-fille adolescente et l’employée de maison autochtone, engagée par son époux peu avant sa disparition, seront donc réuni·es sous un même toit, tandis que l’absence du père exacerbe des tensions déjà installées depuis des lustres.
Parmi les treize figures de cette tragi-comédie, certaines s’avèrent particulièrement complexes et intéressantes. Sophie Cadieux campe avec adresse Karen, par exemple, une agente immobilière, qui s’acharne par moult moyens mais peine à ne pas être engloutie par le vide existentiel qui l’habite. Sa sœur Barbara, à la fois forte et vulnérable, proactive et dépassée, pugnace et résignée, est, quant à elle, interprétée avec nuances et vérité par Marie-Hélène Thibault. Même des rôles moins substantiels comme celui de l’oncle débonnaire et du neveu benêt jouissent, sous la houlette de Cyr, d’une incarnation véritable, que l’on doit respectivement à Roger Léger et à Renaud Lacelle-Bourdon. Enfin, Christiane Pasquier n’a rien à envier à l’icône de l’âge d’or du cinéma hollywoodien Bette Davis lorsqu’il s’agit de donner vie à une protagoniste se plaisant à torturer ceux et celles qui l’entourent.
Bien sûr, Disparu.e.s comporte aussi des éléments plutôt génériques, comme l’adolescente rebelle, le quinquagénaire concupiscent ou encore l’usage de l’inceste en guise de ressort dramatique. Mais le malaise le plus efficace qu’arrive à susciter le dramaturge naîtra du personnage de Johna (Kathia Rock), la domestique autochtone plus ou moins ostracisée (cela varie en fonction des différents membres de la famille Weston), alors qu’elle représente sans doute la plus belle âme séjournant dans cette résidence aux fenêtres condamnées, où l’on éconduit toute lumière extérieure et où l’air ne circule pas davantage que les idées. Cette maison, représentée sans murs et sur différents étages par le scénographe Jean Bard, occupe très bien l’imposant espace scénique du Théâtre Jean-Duceppe.
L’atmosphère suffocante – au sens métaphorique comme au sens littéral – qui règne dans cette vaste demeure cossue fait écho à un mal-être tentaculaire, englobant autant l’écoanxiété que le sexisme, le racisme et la désillusion, notamment sur le plan amoureux. À ce propos, Disparu.e.s n’offre aucun modèle de félicité conjugale : le mari de Barbara l’a quittée pour l’une de ses étudiantes, Karen s’accroche désespérément à un fiancé au mieux volage, au pire pédophile, Charlie supporte tant bien que mal une épouse méprisante et acariâtre, Beverly et Violet partagent bien davantage leur existence avec l’alcool (pour l’un) et les médicaments (pour l’autre) que l’un avec l’autre et lorsqu’Ivy repère enfin une âme sœur potentielle, cette relation s’avère incestueuse. Ce n’est donc pas dans les emportements et voluptés de l’amour que les protagonistes de Letts trouveront le salut. Le trouveront-ils, d’ailleurs, où passeront-ils le restant de leurs jours à se débattre dans une désolation acrimonieuse exponentiellement croissante? La question demeure entière. Et troublante.
Disparu.e.s
Texte : Tracy Letts. Traduction : Frédéric Blanchette. Adaptation et mise en scène : René Richard Cyr. Scénographie : Jean Bard. Costumes : Cynthia St-Gelais. Éclairages : Alexandre Pilon-Guay. Musique : Alain Dauphinais. Accessoires : Normand Blais. Avec Chantal Baril, Yves Bélanger, Sophie Cadieux, Alice Dorval, Hugo Dubé, Antoine Durand, Renaud Lacelle-Bourdon, Roger Léger, Guy Mignault, Christiane Pasquier, Kathia Rock, Evelyne Rompré et Marie-Hélène Thibault. Une production de Duceppe, présentée chez Duceppe jusqu’au 23 novembre 2019.