Critiques

Hope Town : Il faut taire l’indicible

© Nikola-Frank Vachon

Les familles recèlent toutes dans leur histoire un oncle lointain parti acheter du lait au village et qui n’est jamais revenu. Abandonnant les siens, perdu dans les limbes de l’absence. Ni mort, ni vivant. À 16 ans, Olivier quitte son coin de pays sans laisser de trace. Cinq ans plus tard, lors d’un voyage en Gaspésie, Isabelle (Pascale Renaud-Hébert), sa sœur aînée, le retrouve par hasard au restaurant Subway de Hope Town, village au nom prédestiné. Par des attaques répétées, elle arrivera à lui arracher son secret. Harcelé jusqu’à la limite, il lui explique que la haine envers ses proches est la seule raison de son départ. Refusant d’accepter cet état de fait, elle parvient à le convaincre de revenir à la maison.

Changement de décor. Le comptoir à sandwiches tourne sur lui-même et bascule dans la maison familiale au décor kitsch, où trône une tête d’orignal avec un panache immense. Vaincu par la ténacité d’Isabelle, Olivier, qu’incarne avec une grande finesse Olivier Arteau, revient au foyer, mais, le soir venu, il décide de crever l’abcès et de révéler les raisons profondes de son départ. Situation explosive en vue, qui n’explosera jamais. Le personnage d’Isabelle, celle qui entend tout contrôler, constitue le pivot de cette pièce. Dans une sorte de pas de deux, où tentent de s’immiscer son mari et ses parents, elle parvient à imposer ses règles du jeu.

© Nikola-Frank Vachon

Entre révolte et domestication

Le potentiel dramatique s’estompe alors dans le silence. Ce silence prolongé que l’adolescent a préservé dans sa longue fugue. Au moment où il pourrait s’émanciper de cette famille désespérément convenue, sa sœur parvient à le faire taire. Pour la suite du monde, il vaut mieux ne pas dire la vérité. Elle désamorce ainsi le drame anticipé, enfonçant son frère dans un malaise permanent, où tous semblent se satisfaire de demi-vérités, dans l’usuelle connivence du non-dit. S’installe alors une sorte de rectitude lisse, où la révolte n’a plus de raison d’être. En ce sens, Hope Town troque l’espoir contre une désespérante banalité, où toutes les contradictions et aspirations meurent sur l’autel de l’amour filial, inconditionnel. Dès lors, la tragédie est celle d’Olivier, qui accepte cette servitude volontaire. Nous assistons à un dessèchement du désir par omission de soi. S’il ose encore nommer quelques incongruités dans le confort du nid, comme les questions du genre, de l’homosexualité, des pieux mensonges, le cœur n’y est plus. Ceci n’est plus son combat. Nous sommes témoins de la mise à mort des idées nouvelles et du changement, dans un sirupeux contentement autour d’une histoire de chien décédé, où la famille peut articuler sa complicité.

La musique de Josué Beaucage souligne avec force le combat intérieur du jeune Olivier, entre révolte et domestication. Brillante illustration sonore de son ébranlement. La scénographie aurait gagné en puissance évocatrice si on avait opté pour un peu plus de légèreté. On s’explique mal les colonnes de temple japonais, mais la structure fixe et les unités mobiles ouvrent des espaces de jeu qui reflètent les tensions familiales. Si Arteau incarne avec brio le jeune fugueur incapable de soigner ses démons, l’indécision du jeu de Renaud-Hébert (qui signe aussi le texte) ne convainc pas. Remarquable dans Rotterdam, présenté la saison dernière sur la même scène, la comédienne semble mal à l’aise dans la peau de ce personnage à la moralité ambivalente.

En évitant l’affrontement collectif, Hope Town reporte le drame sur le révolté en quête d’amour. Si on évoque les questions sociales de l’heure (la liberté identitaire des membres de la communauté LGBTQ), on refuse aussi la haine et la sédition comme moteurs de la vie. Le personnage d’Isabelle devient le censeur qui préserve la famille. Seule sa posture conformiste compte, quitte à sacrifier son conjoint, qui ne correspond pas à la « pureté » de ses intentions. Car son crime, à lui, c’est d’avoir gardé le secret professionnel. Tragique conclusion, où la cellule dicte ses normes au nom d’un continuum mortifère. Enveloppés dans un cocon fait de clichés et de bonnes mœurs, ils ont remis en place le dispositif d’un bonheur factice et la morale reste sauve.

Hope Town

Texte : Pascale Renaud-Hébert. Mise en scène : Marie-Hélène Gendreau. Assistance à la mise en scène : Émile Beauchemin. Décor : Ariane Sauvé. Musique originale : Josué Beaucage. Lumières : Félix Bernier Guimond. Distribution : Olivier Arteau, Nancy Bernier, Jean-Michel Déry, Jean-Sébastien Ouellette, Pascale Renaud-Hébert. Une coproduction de La Bordée et du Collectif du vestiaire présentée à La Bordée jusqu’au 23 novembre 2019.