« Ce soir, on ne fait pas l’amour, ce soir on se saoule », lance, péremptoire et superbe, la duchesse de Langeais ou plutôt Édouard, déjà presque ivre, qui trompe son ennui dans un tout-inclus quelque part dans le sud, en buvant pendant que tout le monde fait la sieste. La duchesse égrène ses souvenirs, ses amours, ses coups de griffes, ses « 40 ans de service » — presque l’âge de la pièce de Michel Tremblay, créée en 1968 —, mais elle se livre aussi dans sa fragilité, comme rarement on a pu la voir en scène.
Si Rita Lafontaine avait déjà, en 2008, proposé une approche muette du rôle de la duchesse, qu’elle habillait plus en homme qu’en travesti, la metteure en scène Marie-Hélène Gendreau pousse encore plus loin la réinterprétation, et crée un véritable quatuor pour servir ce chant de bravade, qui est aussi un cri d’amour. Quatre personnes sont sur le plateau : Jacques Leblanc offre une prestation époustouflante dans la peau d’Édouard, le danseur Fabien Piché, magnifique de féminité drag et de panache, campe tour à tour la duchesse jeune et les amants de cette dernière, tandis que, à leurs côtés, deux musiciens (Vincent Gagnon et Keith Kouna) électrisent la scène de riffs rock et de chansons à la gouaille populaire. Marie-Hélène Gendreau ancre littéralement la pièce dans notre époque et offre à toute son équipe un terrain de jeu et de liberté qui nous transporte.
La duchesse fait sa fête
Le dispositif scénique suggère tout à la fois une petite scène de salle de fête, de bateau ou d’hôtel, ou une synthèse de tous les lieux qu’a croisés la duchesse sur les quatre continents (« y a que l’Océanie, que je n’ai pas trouvée ! », dit-elle). Au centre du décor, cette scène où se tiennent les musiciens est fermée par des parois translucides et encadrée par des panneaux de bois verticaux, laissant passer les interprètes dans les interstices, comme on glisserait entre des rideaux. Cinq poufs collés au proscenium évoquent aussi un boudoir, une loge. La duchesse pourrait nous avoir convoqué·es pour sa soirée d’adieu, en tout cas elle se donne en spectacle. Et l’ajout de chansons est une trouvaille heureuse.
Si on peut craindre un instant la féminité maniérée de Jacques Leblanc en début de spectacle, on s’aperçoit vite que ce n’est qu’une feinte — dès l’ouverture rock passée, la duchesse retire perruque et robe —, que l’approche est plus complexe, plus multiple : il s’agit de rien de moins que de dévoiler Édouard sous la duchesse, de briser quelque peu la statue de cette « femme du monde », pour laisser parler Édouard, depuis le petit enfant de 6 ans dont on a abusé, jusqu’à l’homme de 60 ans, qui, depuis récemment, paie pour coucher, mais dont les 40 ans de service n’ont pas, contrairement à ce qu’il croyait lui-même, blindé le cœur. Les chansons sont alors une belle occasion de mieux saisir le personnage, ses ambivalences. Si Keith Kouna est impeccable dans le registre oscillant entre rock et chansons à boire, Jacques Leblanc étonne par son aisance : il joue du violon, chante, rejoue les plus grands succès de diva de la duchesse. La Balade des pendus, d’après François Villon, (évoquée dans le texte de Tremblay) est un moment réussi de complicité entre les deux chanteurs, alors que Fabien Piché déploie une danse envoûtante.
Le spectacle se trouve galvanisé par cette idée directrice pour la metteure en scène que « la duchesse fait son show ». Mais si la duchesse est en spectacle, c’est aussi Édouard qui se dévoile. Il évoque ainsi le cousin Léopold, le violeur. Dans le silence impressionnant de la salle, on entend alors cette ambivalence commune aux enfants abusés, celle d’avoir souffert, mais aussi de se sentir responsable de ce qui est arrivé : « j’avais 6 ans pis j’étais déjà vicieuse ». Édouard finit par avouer que son dernier amant l’a quitté et qu’il a mal à en crever. Il lui aura fallu deux bouteilles de whisky et de flamboyants détours avant de baisser la garde et d’évoquer sa peine. C’est alors que le jeune et bel amant entame avec lui un pas de deux amoureux, tout en déshabillant Édouard, livré dans toute sa vulnérabilité.
Cette production repose également sur des collaborations inspirées : depuis les chorégraphies d’Alan Lake, menant Fabien Piché vers des registres inusités de grâce et de force, les costumes parfaits de tous (depuis le kitch drag jusqu’au kitch des tout-inclus, en passant par les improbables fourrures à poils ras de Keith Kouna), signés Virginie Leclerc, et jusqu’aux éclairages de Keven Dubois, toujours si précis, magnifiant les corps et les ambiances (des teintes aquatiques sous la scène, un orangé radieux en fin de spectacle, alors que tout le dispositif recule).
Le temps a passé depuis 1968, mais c’est pour mieux (re)découvrir la force de cette œuvre, et Marie-Hélène Gendreau et son équipe le font magnifiquement.
Texte : Michel Tremblay. Mise en scène : Marie-Hélène Gendreau. Chorégraphie : Alan Lake. Scénographie : Julie Levesque. Costumes : Virginie Leclerc. Parole et musique : Keith Kouna. Éclairages : Keven Dubois. Maquillages : Élène Pearson. Avec Vincent Gagnon, Keith Kouna, Fabien Piché et Jacques Leblanc. Au Théâtre du Trident jusqu’au 7 décembre 2019.
« Ce soir, on ne fait pas l’amour, ce soir on se saoule », lance, péremptoire et superbe, la duchesse de Langeais ou plutôt Édouard, déjà presque ivre, qui trompe son ennui dans un tout-inclus quelque part dans le sud, en buvant pendant que tout le monde fait la sieste. La duchesse égrène ses souvenirs, ses amours, ses coups de griffes, ses « 40 ans de service » — presque l’âge de la pièce de Michel Tremblay, créée en 1968 —, mais elle se livre aussi dans sa fragilité, comme rarement on a pu la voir en scène.
Si Rita Lafontaine avait déjà, en 2008, proposé une approche muette du rôle de la duchesse, qu’elle habillait plus en homme qu’en travesti, la metteure en scène Marie-Hélène Gendreau pousse encore plus loin la réinterprétation, et crée un véritable quatuor pour servir ce chant de bravade, qui est aussi un cri d’amour. Quatre personnes sont sur le plateau : Jacques Leblanc offre une prestation époustouflante dans la peau d’Édouard, le danseur Fabien Piché, magnifique de féminité drag et de panache, campe tour à tour la duchesse jeune et les amants de cette dernière, tandis que, à leurs côtés, deux musiciens (Vincent Gagnon et Keith Kouna) électrisent la scène de riffs rock et de chansons à la gouaille populaire. Marie-Hélène Gendreau ancre littéralement la pièce dans notre époque et offre à toute son équipe un terrain de jeu et de liberté qui nous transporte.
La duchesse fait sa fête
Le dispositif scénique suggère tout à la fois une petite scène de salle de fête, de bateau ou d’hôtel, ou une synthèse de tous les lieux qu’a croisés la duchesse sur les quatre continents (« y a que l’Océanie, que je n’ai pas trouvée ! », dit-elle). Au centre du décor, cette scène où se tiennent les musiciens est fermée par des parois translucides et encadrée par des panneaux de bois verticaux, laissant passer les interprètes dans les interstices, comme on glisserait entre des rideaux. Cinq poufs collés au proscenium évoquent aussi un boudoir, une loge. La duchesse pourrait nous avoir convoqué·es pour sa soirée d’adieu, en tout cas elle se donne en spectacle. Et l’ajout de chansons est une trouvaille heureuse.
Si on peut craindre un instant la féminité maniérée de Jacques Leblanc en début de spectacle, on s’aperçoit vite que ce n’est qu’une feinte — dès l’ouverture rock passée, la duchesse retire perruque et robe —, que l’approche est plus complexe, plus multiple : il s’agit de rien de moins que de dévoiler Édouard sous la duchesse, de briser quelque peu la statue de cette « femme du monde », pour laisser parler Édouard, depuis le petit enfant de 6 ans dont on a abusé, jusqu’à l’homme de 60 ans, qui, depuis récemment, paie pour coucher, mais dont les 40 ans de service n’ont pas, contrairement à ce qu’il croyait lui-même, blindé le cœur. Les chansons sont alors une belle occasion de mieux saisir le personnage, ses ambivalences. Si Keith Kouna est impeccable dans le registre oscillant entre rock et chansons à boire, Jacques Leblanc étonne par son aisance : il joue du violon, chante, rejoue les plus grands succès de diva de la duchesse. La Balade des pendus, d’après François Villon, (évoquée dans le texte de Tremblay) est un moment réussi de complicité entre les deux chanteurs, alors que Fabien Piché déploie une danse envoûtante.
Le spectacle se trouve galvanisé par cette idée directrice pour la metteure en scène que « la duchesse fait son show ». Mais si la duchesse est en spectacle, c’est aussi Édouard qui se dévoile. Il évoque ainsi le cousin Léopold, le violeur. Dans le silence impressionnant de la salle, on entend alors cette ambivalence commune aux enfants abusés, celle d’avoir souffert, mais aussi de se sentir responsable de ce qui est arrivé : « j’avais 6 ans pis j’étais déjà vicieuse ». Édouard finit par avouer que son dernier amant l’a quitté et qu’il a mal à en crever. Il lui aura fallu deux bouteilles de whisky et de flamboyants détours avant de baisser la garde et d’évoquer sa peine. C’est alors que le jeune et bel amant entame avec lui un pas de deux amoureux, tout en déshabillant Édouard, livré dans toute sa vulnérabilité.
Cette production repose également sur des collaborations inspirées : depuis les chorégraphies d’Alan Lake, menant Fabien Piché vers des registres inusités de grâce et de force, les costumes parfaits de tous (depuis le kitch drag jusqu’au kitch des tout-inclus, en passant par les improbables fourrures à poils ras de Keith Kouna), signés Virginie Leclerc, et jusqu’aux éclairages de Keven Dubois, toujours si précis, magnifiant les corps et les ambiances (des teintes aquatiques sous la scène, un orangé radieux en fin de spectacle, alors que tout le dispositif recule).
Le temps a passé depuis 1968, mais c’est pour mieux (re)découvrir la force de cette œuvre, et Marie-Hélène Gendreau et son équipe le font magnifiquement.
La Duchesse de Langeais
Texte : Michel Tremblay. Mise en scène : Marie-Hélène Gendreau. Chorégraphie : Alan Lake. Scénographie : Julie Levesque. Costumes : Virginie Leclerc. Parole et musique : Keith Kouna. Éclairages : Keven Dubois. Maquillages : Élène Pearson. Avec Vincent Gagnon, Keith Kouna, Fabien Piché et Jacques Leblanc. Au Théâtre du Trident jusqu’au 7 décembre 2019.