Critiques

Sang : Œdipe cent fois recommencé

© Jean-François Hétu

Hubert Aquin écrivit plusieurs versions de sa tragédie favorite, un Hamlet-Œdipe qu’il intitula notamment Œdipe recommencé, en 1971. Incapable de l’achever sous la forme qu’il désirait, un téléthéâtre, il inscrivit ce projet à l’intérieur d’une fiction, son roman Neige noire. Entre la Norvège et Montréal, un couple s’y entredéchirait, annonçant le destin fatal de sa propre existence, à laquelle l’écrivain liait celle du Québec.

On dirait que le dramaturge suédois Lars Norén a connu cet épisode littéraire. Fort de l’histoire latino-américaine, de la répression terrible qu’il expose dans la première scène, il situe son Œdipe revisité entre Santiago du Chili et Paris. Là, un couple de Chiliens en exil, ex-militants de gauche, devenus l’un psychanalyste (touchant Sébastien Ricard), l’autre reporter de guerre (excellente Christine Beaulieu), retrouve le fils perdu (étonnant Émile Schneider), que la dictature de Pinochet lui a volé. La pièce repose sur un chassé-croisé passionnel des plus intense.

Moins fuyante que celle d’Aquin, la quête de Norén n’en est pas moins vertigineuse et tout autant fictive. Par l’artifice d’un cabinet de psychanalyste, la pièce trouve l’argument, à la fois réaliste et symbolique, qui refonde le mythe antique. Le premier inceste se jouera entre le père et le fils, avant qu’un récit de vie, un livre propulsé par une émission de télévision (qu’anime Alice Pascual), provoque la rencontre qui conduit au second inceste, cette fois entre la mère et le fils.

À ces scènes d’amour violent, dirigées par l’instinct qui pousse inexorablement les personnages les uns vers les autres, s’ajoute la relation sadomasochiste – que l’écrivain Aquin aurait adorée – à l’intérieur du couple parental. Unis par la perte de leur enfant et par la violence politique, ils cherchent le moyen d’en finir avec leur existence fausse. Fuite vaine, jusqu’à l’arrivée du mauvais garçon qui arrache les masques en un jeu sexuel cruel.

© Jean-François Hétu

Une écriture puissante

Le texte de Norén atteint une mélancolie bouleversante, dès lors que ces exilés évoquent leur existence d’ombres. L’Histoire irrésolue, inachevée, chargée d’injustices, les confine aux demi-vérités, aux illusions, à l’état fantomatique et au malheur. Dans son œuvre dramatique, Norén excelle à faire entendre de tels marginaux, des êtres souffrants et des laissés pour compte. Soutenue ici par la musique affolante de Bernard Falaise, l’écriture dense des répliques ne laisse place à aucun temps mort.

Toutes les scènes de violence sont portées par des jeux de nudité et d’étreintes brutales. Le fils, vêtu de noir, la mère, parée de blanc, et le père, en chemise noire, livrent la crudité de leurs rapports sexuels, jusqu’à ce que les corps soient absorbés par la mise au noir des interprètes, dans un fracas musical instantané et définitif.

Pas étonnant qu’Émile Schneider, fulgurant interprète et rappeur effréné, dirigé par la chorégraphe Mélanie Demers, puisse investir ce rôle avec autant de justesse. Sa jeunesse révoltée d’enfant violé résonne avec force dans un contexte politique plus large que le Chili. Au terme d’une logique éprouvante, le personnage nous convainc que sa conscience l’a mis en demeure d’assassiner ses parents. Pour les soulager, dira-t-il en prison, de l’écrasante fatalité de l’inceste et de la trahison, il achève d’enfoncer leur deuil dans une fin sinistre.

Là est l’essence du théâtre antique : entraîner la purgation des passions, à savoir la pitié pour ces victimes politiques et la terreur pour le désir d’amour inconscient, jusqu’à cette entre-dévoration qui les anéantit.

Brigitte Haentjens, dont on reconnaît ici l’immense talent, ne pouvait pas mieux choisir que de faire entendre ce texte rare. Cette fois encore, la scénographie d’Anick La Bissonnière épate par son invention : le public accède à la grande salle de l’Usine C en parcourant des escaliers et des corridors, qui évoquent l’univers carcéral de la répression durant la dictature chilienne. Ce labyrinthe conduit à un ring scénique, ouvert sur quatre côtés aux spectateurs, prisonniers du drame familial. Des caméras fixent les issues, et quatre écrans renforcent la surveillance. Ainsi se prépare le sacrifice qui tranchera le nœud gordien.

Sang est une pièce redoutable, grinçante. Elle affirme que notre époque, incapable d’en finir avec ses bourreaux, sanctifie l’injustice : ce fils double, à l’identité cachée, à la mémoire effacée par le trauma de sa vie refoulée, deviendra le héros d’un film qu’il prétend diriger, au nom de la vérité de son geste fou. Mais la société, aliénée, n’y voit qu’un fait divers, un bon prétexte à divertissement.

À signaler, l’excellent cahier documentaire qui accompagne la représentation.

Sang

Texte : Lars Norén. Traduction : René Zahnd. Mise en scène : Brigitte Haentjens. Interprétation : Christine Beaulieu, Alice Pascual, Sébastien Ricard, Émile Schneider. Avec les voix de Laurent Lucas, Peter Meltev. Assistance à la mise en scène et régie : Jean Gaudreau. Scénographie : Anick La Bissonnière. Musique : Bernard Falaise. Lumière : Alexandre Pilon-Guay. Conception des costumes : Julie Charland. Assistance aux costumes : Yso. Conception vidéo : Antonin Gougeon-Moisan | HUB Studio. Maquillage et coiffures : Angelo Barsetti. Recherche dramaturgique : Andréane Roy. Perruque : Géraldine Courchesne. Collaboration au mouvement : Mélanie Demers. Conseillère en diction : Marie-Claude Lefebvre. Mise en espace sonore : Frédéric Auger. Une création de Sibyllines en coproduction avec le Théâtre français du CNA et en codiffusion avec l’Usine C, présentée jusqu’au 15 février 2020.