Critiques

Becoming Chelsea : Ombres, miroirs et faux-semblants

Yanick Macdonald

Chelsea Manning : un nom familier aux oreilles de beaucoup puisqu’il a défrayé la chronique des dix dernières années. Chelsea Manning, qui, en 2010, alors connue sous le nom de « soldat Bradley Manning », a transmis à WikiLeaks plus de 700 000 documents confidentiels, dont des rapports militaires sur la guerre en Irak et en Afghanistan, dans le but de dénoncer des violations des droits de l’homme.

Condamnée à 35 ans de prison pour trahison, celle qui est devenue Chelsea Manning après avoir suivi un traitement d’hormonothérapie en prison, fut finalement libérée en 2017, sa peine ayant été commuée par le président Obama. Elle a été de nouveau emprisonnée en mai 2019 pour avoir refusé de témoigner dans le procès contre WikiLeaks. Une femme de principe donc, qui a d’ailleurs elle-même déclaré à l’audience : « Je ne renoncerai pas à mes principes, je préférerais littéralement mourir de faim que de changer d’avis ».

Yanick Macdonald

Tel est le personnage plus grand que nature qui a inspiré l’auteur québécois Sébastien Harrisson dans Becoming Chelsea. Si elle part d’un fait réel – le bref séjour de Chelsea Manning à Montréal, en mai 2018, pour donner une conférence dans le cadre de l’événement C2 Montréal –, la pièce est toutefois une fiction, qui imagine Manning orchestrant sa disparition, et qui mêle des personnages réels et inventés.

Outre Chelsea (Sébastien René), on y découvre le photographe de guerre Namir Noor-Eldeen (Mustapha Aramis), tué lors d’une attaque américaine à Bagdad et dont la mort fut captée sur l’une des fameuses vidéos transmises à WikiLeaks. Il hante les souvenirs de Chelsea, mais aussi de Max (Stéphane Brulotte), l’agent de la GRC chargé de veiller sur sa sécurité, tandis que la compagne de ce dernier, Fiona (Marie-Pier Labrecque), tente désespérément de le joindre.

L’histoire de Chelsea Manning, à la fois lanceuse d’alerte et militante transgenre, donne indiscutablement matière à réflexion : qu’est-ce qui définit un·e traître·sse ? ; où s’arrête le devoir patriotique et où commence la moralité ? ; qu’est-ce qui fait que certaines personnes sont prêtes à sacrifier leur liberté au nom de leurs valeurs ? ; qu’est-ce que le courage et quelle part le désir de reconnaissance peut-il y jouer  ? ; est-il légitime de vouloir cesser d’être le personnage public qu’on a soi-même créé ? ; le statut d’icône empêche-t-il de faire des choix libres ? Dans la vie de Chelsea, toutes ces questions se mêlent à une recherche identitaire elle-même érigée au rang de combat, puisqu’elle a fait la déclaration de son identité de femme par l’intermédiaire de son avocate, sur un plateau de télévision à grande audience (le Today Show), et s’est ensuite battue pour obtenir le traitement hormonal dans sa prison militaire, une première.

Malheureusement, le texte de Harrisson ne fait qu’effleurer ces questions : l’anecdote prend le pas sur les véritables enjeux, et les drames existentiels des personnages ne nous émeuvent guère. D’autant que l’auteur a choisi une forme fragmentée, avec des allers-retours dans le temps et d’un personnage à l’autre, qui s’avère confuse et rend la compréhension difficile. On peine aussi à comprendre l’utilité du personnage de Fiona.

Yanick Macdonald

Le spectacle possède toutefois de grandes qualités, à commencer par la prestation remarquable de Sébastien René. Il évolue aisément entre les différentes identités du personnage – l’enfant Bradley, le private Manning, la femme trans Chelsea –, et lui donne une douceur doublée de fermeté qui lui sied bien. Là où le choix de René s’avère discutable, c’est qu’une partie du texte est jouée en anglais, une langue que ne maîtrise pas le comédien, dont l’accent rend la compréhension difficile, et douteux le choix même de l’anglais pour évoquer le contexte états-unien de cette histoire. Notons la prestation sans faute de Mustapha Aramis, que l’on espère revoir souvent sur nos scènes.

La vraie réussite du spectacle est la mise en scène d’Éric Jean, qui exploite intelligemment le magnifique décor de Pierre-Étienne Locas, une grande boîte avec des panneaux coulissants et des fentes dans le sol qui permettent aux comédien·nes de disparaître ou de se dédoubler, tandis que de superbes vidéos (de Julien Blais) figurant des volutes de fumée ou des courbes sinusoïdales sont projetées sur le mur du fond.

Le décor, les éclairages (Cédric Delorme-Bouchard) créant des jeux d’ombres et de miroirs, les projections, tout évoque de manière remarquable la prison de Chelsea (réelle, mentale ou créée par l’opinion publique), sa quête identitaire, les fantômes qui hantent les personnages, et les aléas de la vie, souvent marquée par la noirceur.

Becoming Chelsea 

Texte : Sébastien Harrisson. Mise en scène : Éric Jean.  Assistance à la mise en scène et dramaturgie : Josianne Dulong-Savignac. Décor : Pierre-Étienne Locas. Lumières : Cédric Delorme-Bouchard. Assistance à la conception des lumières : Claire Seyller. Costumes : Marie-Audrey Jacques. Musique et environnement sonore : Laurier Rajotte. Vidéo : Julien Blais. Maquillage et coiffure : Angelo Barsetti. Régie et assistance à la conception sonore : Samuel Thériault. Avec Mustapha Aramis, Stéphane Brulotte, Marie-Pier Labrecque et Sébastien René. Une production Les 2 mondes, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 14 mars 2020.