Critiques

L’Inframonde : Une malsaine immersion

© Guillaume Boucher

Après Béa en 2015 et Blink en 2017, le Théâtre de la Bête Humaine présente, en codiffusion avec La Manufacture, une autre adaptation québécoise d’une pièce étrangère. Il s’agit cette fois d’un thriller d’anticipation écrit par l’Américaine Jennifer Haley.

Dans une société fictive calquée sur la nôtre, la sphère virtuelle que l’on appelle l’inframonde occupe une importance démesurée. Gardienne des mœurs de cet espace populaire, la détective Harrison veut démanteler Le Refuge, un jeu immersif de réalité augmentée où l’on entre dans la peau d’un personnage pour y vivre des fantasmes interdits. L’enquête de cette femme à l’allure droite et irréprochable l’oblige à faire face à la dépravation humaine, puisqu’on parle ici d’infanticide et de pédophilie, comme à ses propres démons.

Guillaume Boucher

Sur scène, une salle d’interrogatoire froide voisine un jardin luxuriant. Une réalité morne et oppressante qui s’oppose à une virtualité invitante et chaleureuse. Une musique entêtante ajoute à la lourdeur de l’atmosphère. L’histoire se développe par des allers-retours entre ces deux pôles d’un monde à l’esthétisme réaliste. Roy, le concepteur du jeu en question, se défend d’encourager la perversité. Selon lui, il offre la possibilité de calmer des appétences condamnables grâce à l’imagination, empêchant ainsi leur concrétisation. Harisson, elle, croit que la banalisation de ces actes, même dans un cadre virtuel, favorise l’escalade de l’inconduite et de la violence.

Il faut une bonne dose de courage pour aborder le thème des pulsions de vie et de mort sous ces formes pathologiques. Jusqu’à quel point est-il envisageable pour l’un·e d’assouvir abstraitement des envies qui portent atteinte à l’intégrité de l’autre ? Or, ces concepts d’actualité forts et porteurs sont trop peu exploités dans la pièce de Haley. La narration est fort bien construite, mais elle laisse une place importante à l’enquête, faisant parfois ombrage à l’essentiel, soit le questionnement éthique et philosophique soulevé. Le texte, comme la mise en scène de Catherine Vidal, nous amène constamment à la limite du malaise, sans jamais vraiment l’offrir au public. Un manque d’audace qui diminue la portée de la réflexion proposée qui, ainsi, ne marque pas les esprits autant que cela aurait été possible. Une fois passé le choc de ce propos difficile, mais nécessaire, la production ne donne pas accès aux passions et déchirements véhiculés par la déraison des personnages.

Guillaume Boucher

Malgré une interprétation sentie, quoiqu’inégale, l’œuvre fait davantage appel au côté cérébral qu’à l’émotivité. Soulignons les performances de Yannick Chapdeleine dans le rôle de Roy et de Simon Landry-Désy dans celui de Dubois, un client du Refuge. Tous deux se démarquent par leur présence sur scène et la justesse de leur jeu. Mentionnons que la production choisit de faire jouer le rôle d’Iris, une jeune fille « avatar » d’une douzaine d’années par des enfants comédiennes, en alternance. Simone Noppen, qui se trouvait sur les planches le soir de la première, s’en tire plutôt bien. Ce choix étonnant qui ajoute à l’aspect réaliste de l’ensemble, est sans doute l’élément le plus perturbant de la production.

L’Inframonde

Texte : Jennifer Haley. Traduction : Étienne Lepage. Mise en scène : Catherine Vidal. Décor, costumes et accessoires : Geneviève Lizotte. Éclairages : Alexandre Pilon-Guay. Musique : Francis Rossignol. Avec Yannick Chapdelaine, Simon Landry-Désy, Catherine Lavoie, Igor Ovadis, et, en alternance, Simone Noppen et Alyssa Romano. Présenté par Le Théâtre de la Bête Humaine, en codiffusion avec le Théâtre de la Manufacture, au Théâtre La Licorne jusqu’au 3 avril 2020.