Sans doute l’une des pièces les plus jouée et appréciée d’un auteur adulé par les artistes et le public, Les Trois Sœurs, comme les autres grandes œuvres théâtrales (La Mouette, La Cerisaie…) de l’écrivain-médecin Anton Tchekhov (1860-1904), a fait et continue de faire l’objet d’innombrables lectures scéniques, et pour cause. L’incroyable auscultation de l’âme humaine – et pas seulement russe – qui s’y trouve, dans et derrière les mots, dans ce qu’on appelle le « sous-texte », offre une ouverture à toutes sortes d’interprétations : ce théâtre est d’une telle richesse qu’on n’a jamais fini d’en explorer les arcanes.
Le metteur en scène René Richard Cyr l’a bien compris, qui avoue, dans son mot du programme de soirée « ne pas avoir eu souvent à faire face à autant de complexité et de défis en [se] frottant à un univers théâtral ». Sa première rencontre avec Tchekhov apparaît comme une réussite probante, marquée par des choix dramaturgiques et scénographiques audacieux, voire radicaux, et par une distribution de bon calibre, bien qu’inégale. En s’éloignant du réalisme classique dans lequel on a maintes fois traduit cet auteur chez nous, il lui a insufflé une urgence tout actuelle, en lui conservant sa force d’impact intemporelle.
L’ensemble débute, au lever du rideau, par une petite musique presque joyeuse, ritournelle un peu déréglée, à l’image de la vie qui va se défaire progressivement sous nos yeux. Sur la scène, dressées frontalement au public, les trois filles du général Prozorov, mort un an plus tôt jour pour jour, tiennent des bouquets de ballons aux longues ficelles : c’est l’anniversaire d’Irina, la plus jeune, qui a 20 ans, l’aînée, Olga, 28 ans, lui manifestant sa bienveillance alors que Macha, 25 ans, à l’humeur mélancolique, n’a pas le cœur à célébrer. Ces contrastes, du deuil et de la fête, de la joie et de l’ennui, des réminiscences d’un riche passé et de l’angoisse devant l’avenir clos, vont colorer toute la représentation.
Vivre sa vie ratée
Dans cette petite ville de province éloignée, ces trois sœurs éduquées, cultivées, parlant plusieurs langues, n’ont qu’un souhait : retourner vivre à Moscou, où elles ont grandi, avec leur frère Andreï, qui rappelle que leurs parents les ont forcé·es à s’instruire, à apprendre « beaucoup de choses inutiles », en particulier dans un patelin campagnard où on n’a pas la chance de mettre ses talents à profit. Andreï, violoniste qu’on entrevoit déjà professeur à l’université, en éprouvera lui-même une grande déception, à l’instar de presque tous les personnages de la pièce.
Afin de bien faire sentir l’enfermement de ceux-ci dans ce coin perdu, où seule la venue d’une garnison militaire apportera un peu de distraction, le metteur en scène a substitué à la maison bourgeoise un vaste espace vide entouré de chaises droites, dominé par le mur du fond à l’apparence de bois nervuré (œuvre du peintre François Vincent). Les protagonistes ne sortent donc jamais de scène, se glissant sur une chaise dans la pénombre lorsqu’ils ne sont pas en action. Souvent éclairées par des projecteurs à l’avant-scène, leurs silhouettes portées en ombres géantes sur le mur créent un effet de distanciation et évoquent l’esthétique révolutionnaire à venir (la pièce fut créée en 1901).
Un brin statique au début, la scène s’anime, le texte est livré en soulignant ses aspects comiques – Tchekhov affirmait que ses pièces étaient des comédies, malgré leur fond tragique – et l’essentiel nous parvient, peut-être un peu trop en accéléré : on aurait pu mieux sentir le passage inexorable du temps, qui alourdit toute chose, rendant l’enfer vécu par ces êtres, mal mariés, malheureux, dont les rêves s’éteignent, encore plus étouffant. Peut-être est-ce dû à l’excitation de la première, mais un rythme plus retenu aurait porté davantage.
Parmi la distribution, magnifiée par les costumes élégants de Mérédith Caron, se distinguent particulièrement : Évelyne Brochu en Macha, se débattant entre mélancolie et révolte, dévastée par son amour fougueux avec le commandant Verchinine, un Éric Bruneau vif et imposant, à la voix forte ; Rébecca Vachon en Irina, d’abord candide et fraîche, dont l’étoile pâlit peu à peu, déchirante dans son appel à une vie meilleure ; Guillaume Cyr, en Andreï, juste et tendre en musicien sans envergure, qui sombre après avoir épousé l’ambitieuse et inculte Natacha, incarnée avec nuances par Émilie Bibeau.
Somme toute, une œuvre puissante qui tient à nouveau ses promesses, drôle, touchante, bouleversante.
Texte : Anton Tchekhov. Texte français, dramaturgie et mise en scène : René Richard Cyr. Assistance à la mise en scène : Marie-Hélène Dufort. Décor : François Vincent, d’après une idée originale de René Richard Cyr. Costumes : Mérédith Caron. Éclairages : Étienne Boucher. Musique originale : Michel Smith. Accessoires : Julie Measroch. Maquillages et coiffures : Jean Bégin. Avec Émilie Bibeau, Évelyne Brochu, Éric Bruneau, Vincent Côté, Guillaume Cyr, Noémie Godin-Vigneau, Michelle Labonté, Robert Lalonde, Benoît McGinnis, Frédéric Paquet et Rébecca Vachon. Une production du Théâtre du Nouveau Monde, présentée jusqu’au 31 mars 2020.
Sans doute l’une des pièces les plus jouée et appréciée d’un auteur adulé par les artistes et le public, Les Trois Sœurs, comme les autres grandes œuvres théâtrales (La Mouette, La Cerisaie…) de l’écrivain-médecin Anton Tchekhov (1860-1904), a fait et continue de faire l’objet d’innombrables lectures scéniques, et pour cause. L’incroyable auscultation de l’âme humaine – et pas seulement russe – qui s’y trouve, dans et derrière les mots, dans ce qu’on appelle le « sous-texte », offre une ouverture à toutes sortes d’interprétations : ce théâtre est d’une telle richesse qu’on n’a jamais fini d’en explorer les arcanes.
Le metteur en scène René Richard Cyr l’a bien compris, qui avoue, dans son mot du programme de soirée « ne pas avoir eu souvent à faire face à autant de complexité et de défis en [se] frottant à un univers théâtral ». Sa première rencontre avec Tchekhov apparaît comme une réussite probante, marquée par des choix dramaturgiques et scénographiques audacieux, voire radicaux, et par une distribution de bon calibre, bien qu’inégale. En s’éloignant du réalisme classique dans lequel on a maintes fois traduit cet auteur chez nous, il lui a insufflé une urgence tout actuelle, en lui conservant sa force d’impact intemporelle.
L’ensemble débute, au lever du rideau, par une petite musique presque joyeuse, ritournelle un peu déréglée, à l’image de la vie qui va se défaire progressivement sous nos yeux. Sur la scène, dressées frontalement au public, les trois filles du général Prozorov, mort un an plus tôt jour pour jour, tiennent des bouquets de ballons aux longues ficelles : c’est l’anniversaire d’Irina, la plus jeune, qui a 20 ans, l’aînée, Olga, 28 ans, lui manifestant sa bienveillance alors que Macha, 25 ans, à l’humeur mélancolique, n’a pas le cœur à célébrer. Ces contrastes, du deuil et de la fête, de la joie et de l’ennui, des réminiscences d’un riche passé et de l’angoisse devant l’avenir clos, vont colorer toute la représentation.
Vivre sa vie ratée
Dans cette petite ville de province éloignée, ces trois sœurs éduquées, cultivées, parlant plusieurs langues, n’ont qu’un souhait : retourner vivre à Moscou, où elles ont grandi, avec leur frère Andreï, qui rappelle que leurs parents les ont forcé·es à s’instruire, à apprendre « beaucoup de choses inutiles », en particulier dans un patelin campagnard où on n’a pas la chance de mettre ses talents à profit. Andreï, violoniste qu’on entrevoit déjà professeur à l’université, en éprouvera lui-même une grande déception, à l’instar de presque tous les personnages de la pièce.
Afin de bien faire sentir l’enfermement de ceux-ci dans ce coin perdu, où seule la venue d’une garnison militaire apportera un peu de distraction, le metteur en scène a substitué à la maison bourgeoise un vaste espace vide entouré de chaises droites, dominé par le mur du fond à l’apparence de bois nervuré (œuvre du peintre François Vincent). Les protagonistes ne sortent donc jamais de scène, se glissant sur une chaise dans la pénombre lorsqu’ils ne sont pas en action. Souvent éclairées par des projecteurs à l’avant-scène, leurs silhouettes portées en ombres géantes sur le mur créent un effet de distanciation et évoquent l’esthétique révolutionnaire à venir (la pièce fut créée en 1901).
Un brin statique au début, la scène s’anime, le texte est livré en soulignant ses aspects comiques – Tchekhov affirmait que ses pièces étaient des comédies, malgré leur fond tragique – et l’essentiel nous parvient, peut-être un peu trop en accéléré : on aurait pu mieux sentir le passage inexorable du temps, qui alourdit toute chose, rendant l’enfer vécu par ces êtres, mal mariés, malheureux, dont les rêves s’éteignent, encore plus étouffant. Peut-être est-ce dû à l’excitation de la première, mais un rythme plus retenu aurait porté davantage.
Parmi la distribution, magnifiée par les costumes élégants de Mérédith Caron, se distinguent particulièrement : Évelyne Brochu en Macha, se débattant entre mélancolie et révolte, dévastée par son amour fougueux avec le commandant Verchinine, un Éric Bruneau vif et imposant, à la voix forte ; Rébecca Vachon en Irina, d’abord candide et fraîche, dont l’étoile pâlit peu à peu, déchirante dans son appel à une vie meilleure ; Guillaume Cyr, en Andreï, juste et tendre en musicien sans envergure, qui sombre après avoir épousé l’ambitieuse et inculte Natacha, incarnée avec nuances par Émilie Bibeau.
Somme toute, une œuvre puissante qui tient à nouveau ses promesses, drôle, touchante, bouleversante.
Les Trois Sœurs
Texte : Anton Tchekhov. Texte français, dramaturgie et mise en scène : René Richard Cyr. Assistance à la mise en scène : Marie-Hélène Dufort. Décor : François Vincent, d’après une idée originale de René Richard Cyr. Costumes : Mérédith Caron. Éclairages : Étienne Boucher. Musique originale : Michel Smith. Accessoires : Julie Measroch. Maquillages et coiffures : Jean Bégin. Avec Émilie Bibeau, Évelyne Brochu, Éric Bruneau, Vincent Côté, Guillaume Cyr, Noémie Godin-Vigneau, Michelle Labonté, Robert Lalonde, Benoît McGinnis, Frédéric Paquet et Rébecca Vachon. Une production du Théâtre du Nouveau Monde, présentée jusqu’au 31 mars 2020.