Entrevues

Martin Faucher : le nouveau théâtre du monde

© Maude Chauvin

Chaque année, ce rendez-vous clôt la saison théâtrale et de danse avec faste, par la présentation d’une vingtaine de spectacles d’ailleurs et d’ici, marqués par l’audace. Du 20 mai au 3 juin 2020 devait avoir lieu la 14e édition du Festival TransAmériques, mais en fait le FTA, d’abord Festival de théâtre des Amériques, fondé en 1985, a 35 ans cette année. En effet, la première mouture de l’événement, consacrée au théâtre, intégrait la danse en 2007, après la disparition du Festival international de nouvelle danse. L’anniversaire s’annonçait intense avec sa programmation faisant large place à une sombre thématique, reflet d’un monde au bord de l’effondrement : les œuvres à l’affiche, selon le site du Festival, « convoquaient la mort, la destruction et l’idée d’une certaine fin »… On ne pouvait être plus en phase avec l’époque !

Le directeur artistique et codirecteur général du FTA, Martin Faucher, en convient : « Cette édition était prémonitoire, ce sont des thèmes que j’ai retrouvés partout depuis deux, trois ans, et plus particulièrement encore ces derniers mois », explique celui qui voyage plusieurs mois par année en quête de productions qui trouveront un écho à Montréal. « C’était dans l’air du temps : si on écoute les experts, on savait qu’une catastrophe se préparait, mais je m’attendais à un désastre écologique ; il est plutôt sanitaire, la forme me surprend », dit-il, tout en admettant que les deux types de catastrophe sont liés. La décision difficile d’une annulation a été prise en plusieurs étapes, au fil des annonces du gouvernement et de la santé publique, et selon ce qui se passait ailleurs dans le monde.

« Après l’interdiction de rassembler plus de 250 personnes et la fermeture des frontières internationales, on a cru un moment, en mars, qu’il serait possible de présenter des spectacles d’ici dans de petites salles, jusqu’à ce qu’il soit décidé qu’il n’y aurait pas de festivals avant le 31 août. On a essayé d’en transposer certains vers le numérique, ce qui a amené beaucoup de questions esthétiques et de logistique, et, en plein confinement, plusieurs artistes, trop collé·es à la réalité immédiate, n’avaient pas le désir d’adapter leurs œuvres. Ça s’est fait successivement, ça montre notre difficulté à lâcher prise et ça nous interroge : est-on lâches ? est-on combattifs ? On a pris des décisions par réflexes conditionnés, par instinct de survie, dans la réflexion aussi : on était dans des champs d’incertitude, je n’ai jamais autant dit ʺje le sais pasʺ », lance le codirecteur, qui, avec son l’équipe, n’a pas encore fait son deuil de cette édition.

© Shauna Kadyschuk

Entre le numérique et le charnel

Le dévoilement en ligne de la programmation, le 17 mars, alors qu’il savait que le FTA n’aurait pas lieu, sans l’avoir encore annoncé, a été pour lui un passage important : « Je vivais un déchirement, mais j’étais content de l’avoir fait, sinon nous aurions porté en nous un rêve mort. C’était important de donner un peu de rayonnement aux artistes, qui ont quand même la fierté d’appartenir à cette programmation, et d’être des porteurs et des porteuses de vie. On a pensé, au début, diffuser des captations de spectacles des années précédentes, mais ça ne me tentait pas : je ne voulais pas ajouter au brouhaha ambiant, mais laisser la place au silence actuel. Le FTA aime provoquer, ça fait partie de son ADN, mais là, on n’avait plus le goût de la provocation. Ça change de jour en jour, la situation est difficile d’un point de vue économique, personnel, humain. »

Martin Faucher fut l’un des premiers à répondre au texte de Simon Brault, directeur du Conseil des arts du Canada, publié dans La Presse + du 19 avril, en faveur d’un virage numérique apparaissant comme la solution pour l’avenir des arts vivants. Il considère que l’intervention était malvenue, maladroite, à un moment où les artistes et le milieu culturel avaient besoin d’empathie, de bienveillance : « On est traumatisés : du jour au lendemain, tous les théâtres ferment, les spectacles sont annulés. J’ai peur qu’on jette un certain bébé avec l’eau du bain. Le numérique n’est pas inutile, mais ce n’est pas un mot magique. J’ai observé au fil des ans une dématérialisation souvent triste de la scène. On entend en ce moment une profession de foi des artistes envers le charnel, on souhaite retourner rapidement en salle de répétition. Ces discours sur le numérique planent depuis 10 ans, mais il faut se demander : est-ce un outil de communication, de médiation, de création ? Plusieurs artistes de notre programmation l’utilisent, je pense à Marie Brassard, Christian Lapointe et Nadia Ross, au collectif Aalaapi, le numérique fait partie de nos vies, mais ne remplacera pas la rencontre. »

S’il espère ramener l’an prochain les œuvres programmées cette année, le directeur artistique s’interroge sur les attentes du public : « Qu’est-ce que les gens auront envie d’entendre ? Il faudra leur offrir des choses lumineuses, même des comédies, ce qui n’est pas arrivé souvent dans l’histoire du FTA. Et puis, quelles compagnies existeront encore ? » Il rappelle la situation précaire de la troupe brésilienne qui devait présenter Cria, venue des favelas de Rio de Janeiro, au pays de Bolsonaro, qui fait la vie dure aux artistes. Du côté des Ballets C de la B, il y aurait des problèmes avec l’aide aux artistes de la Belgique, et plusieurs interprètes de Requiem pour L. sont de la République démocratique du Congo. On n’a pas fini de mesurer la fragilité de l’écosystème de l’art, dans ce que Martin Faucher appelle « ce nouveau théâtre du monde » qui se met à présent en place.