« Je ne veux pas parler de ÇA, je ne veux pas parler de MOI. Le Ça et le Moi font un bruit terrible actuellement dans les réseau sociaux et les médias. Un bruit qui, trop souvent, nuit gravement à la concentration. Ce que je fais ? Je profite de la situation. Oui, oui, vous avez bien lu, je m’arrange avec ce temps « mort » pour tenter d’écrire « en dépit des malgré » (une des très belles expressions de mon ami comédien, auteur et metteur en scène Marcel Pomerlo dans L’inoublié ou Marcel Pomme dans l’eau : un récit-fleuve, 2000-2002). Depuis près de deux ans maintenant, je me suis lancé dans un projet ambitieux, difficile, peut-être inutile, je ne sais pas. Après Henry David Thoreau en 2013, j’ai entrepris de faire revivre à la scène une figure à la fois emblématique et problématique du 16e siècle européen. Un « professeur de philosophie naturelle », comme il aime à se définir lui-même. Un homme et une œuvre largement diffusés, admirés, contestés et finalement oubliés avec le temps, si ce n’est par les spécialistes (mais alors, combien de livres, combien de colloques, combien d’articles de lui et sur lui à digérer…), un homme qui sent le soufre encore aujourd’hui pour s’être battu jusqu’à accepter tout bonnement de mourir pour la liberté de penser et la nécessité de réformer le monde : Giordano Bruno, brûlé pour hérésie sur les bûchers de l’Inquisition romaine le 17 février 1600, Campo de’Fiori, à Rome.
Donc, sans autre forme de préambule et dans l’angoisse que, pour la première fois, quelque chose sorte de mon ordinateur, je vous livre cette scène. Tout y est vrai et rien n’est vrai, pure vérité et pure fiction, totale authenticité des mots comme de la situation et totale réorganisation d’un impossible glanage dans mille et un bouquins. Cela s’appelle la « coïncidence des contraires ». Après un autre philosophe de la première Renaissance, Nicolas de Cues, Giordano Bruno a fait sienne cette théorie – jusqu’à s’en servir pour expliquer le concept de Dieu. Rien de très philosophiquement sorcier : rien n’existe sans son contraire ni dans la nature ni dans le comportement humain, et c’est ainsi que va le monde de toute éternité.
Henri III de France, troisième fils régnant d’Henri II et de Catherine de Médicis, a entendu parler de ce philosophe napolitain qui fait scandale partout où il passe, mais qui semble redoutablement intelligent. Au printemps de l’année 1582, il l’invite au Louvre. Et, bientôt, il va lui offrir un siège à titre de « lecteur extraordinaire et provisionné » au Collège des lecteurs royaux, préfiguration du Collège de France. Henri III, roi décrié, assassiné par un fanatique catholique le 2 août 1589, fut aussi un roi philosophe.
Il faut savoir enfin que je n’ai aucune idée, pour encore, du devenir de cette scène et de cette ambition de spectacle. Tout ce que je puis dire, c’est que c’est l’une des plus « philosophiques » du projet à cette heure. Peut-être ne sera-ce bientôt plus qu’une « colonne vertébrale ». Je vous la livre « en l’état », comme on dit d’une maison pour signifier qu’elle n’est pas forcément en « bon » état…
Denis Lavalou
Auteur, comédien et metteur en scène
Montréal, le samedi 23 mai 2020
Second dialogue entre Henri III et Giordano Bruno : Dieu
HENRI III — Offices religieux chaque jour, incessantes prières, messes, jeûnes, processions, flagellations, repentances publiques, je fais tout et me donne corps et âme pour tenter de m’attirer la clémence et la grâce de Dieu, mais cela fait 20 ans que mon pays est à feu et à sang, et cela semble empirer chaque jour.
GIORDANO — Dieu n’a pas de pouvoir sur les hommes. Dieu n’est pas un pouvoir.
HENRI III — Dieu est volonté. Dieu peut tout.
GIORDANO — Non, je ne pense pas qu’il existe quoi que ce soit de volontaire en Dieu. Il n’est pas de volonté divine, Dieu ne viendra pas à nous. En revanche, l’on peut, je crois, s’approcher du divin. Mais la lumière divine nous aveugle au point que nous ne la voyons pas. Nous y baignons et nous demeurons pourtant dans le sombre. Nous ne la cherchons pas vraiment. Nous désirons le beau et le bien, mais la vue n’est en soi ni belle ni bonne…
HENRI III — Comment désirer voir, alors ? Et comment s’abstraire de la laideur, comment atteindre le beau, le vrai et la paix de mes sujets ? Les papistes rasent les temples des huguenots, les huguenots pillent les sacristies des papistes; le sang coule partout dans les villes et les campagnes; le fanatisme étouffe les affections et les échanges des familles et de la cité; les prêtres disent la messe en cuirasse, le crucifix dans une main et l’épée dans l’autre, ils excommunient à cloches sonnantes; les pasteurs fulminent contre le pharisianisme et l’idolâtrie de l’Église. Depuis que mon frère, l’insensé Charles IX, a voulu « purger à fond de l’hérésie tout ce qui habite entre la Garonne et les Monts Pyrénées et entre le Rhône et le Rhin », le malcontentement politique ne cesse de grandir. Un horrible mélange de cris de guerre et de déclamations forcenées ensanglantent notre belle France. Mais où est Dieu, monsieur le philosophe ?
GIORDANO — Dieu existe au-dessus de la nature visible, par-delà ces existences mobiles et contraires qui remplissent l’espace et le temps. Dieu, c’est ce principe infini et éternel, cette immuable, cette invisible et indivisible unité. C’est l’identité qui règle et domine toutes les oppositions, être des êtres, unité des unités, monade des monades.
HENRI III, interloqué — On m’a dit que tu ne croyais pas en Dieu.
GIORDANO — Comment pouvez-vous penser que je ne crois pas en Dieu ? Que Dieu n’est pas, puisque l’idée de l’unité absolue que je mets en son nom est la condition même de toute pensée ? Je vis dans la piété, je me sens pieux, pieux d’un abandon total à une vision de l’Univers située au-dessus de toute croyance. Pour s’élever à Dieu, il ne faut pas entasser les syllogismes à la façon d’Aristote et de tous ses faux pédagogues, il faut et il suffit de contempler la nature et de recueillir en soi l’écho de l’universelle harmonie. Ce Dieu dont toute âme a le sentiment au fond d’elle-même, je devrais renoncer à le décrire. L’unité absolue de Dieu ne souffre aucun attribut, et dans les attributs qu’on se contraint à lui donner, aucune hiérarchie.
HENRI III — Comment l’appréhender alors ?
GIORDANO — On ne peut le saisir que dans ses manifestations; en soi, il est absolument inaccessible. Décrire Dieu, c’est le déterminer, c’est lui assigner une grandeur. Et c’est un blasphème, cela, puisque Dieu est supérieur à toute détermination et à toute grandeur; il est même supérieur à l’essence et à l’être, superessentialis, supersubstantialis. (La traduction s’inscrit sur l’écran : super-essentiel, super-substantiel.) Dire qu’il est l’infiniment grand, c’est le comparer encore. Sans doute est-il l’infiniment grand, mais il est aussi l’infiniment petit; il est l’identité de l’extrême grandeur et de l’extrême petitesse, du maximum et du minimum. En lui, toutes les extrémités des choses se touchent, toutes les oppositions se réconcilient. Mais, s’il faut tout de même le définir, et délibérément blasphémer en le réduisant en mots, il est pour moi l’absolue coïncidence des contraires. Il est principe, fin et milieu; il est le centre et la circonférence, sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.
HENRI III, tentant de se figurer la chose — « Sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part… » (Note : voir encadré.)
Encadré
Citée aussi par Rabelais dans le Tiers Livre, vieille assertion philosophique que Giordano Bruno a plus vraisemblablement lue dans La Docte Ignorance de Nicolas de Cues et qu’il reprend dans De la cause, du principe et de l’un (Éd. Les Belles Lettres, p. 276), attribuée à Empédocle ou à un certain Hermès Trismégiste que l’on situait, pendant la Renaissance, dans la nuit des temps quasi mythologiques de la très haute antiquité égyptienne (d’où son aura mystérieuse…), mais dont le corpus écrit date en réalité du 2e siècle après J.-C. Il s’agit de toute une série de livres écrits en grec ancien qui forment le Corpus Hermeticum (comprenant notamment l’Asclépius), écrits en parallèles des évangiles et des textes canoniques, qui constituent ce qu’on appelle «l’hermétisme». Ils sont «hermétiques» non parce qu’ils sont incompréhensibles, mais d’abord parce qu’on les dit inspirés par Hermès et Thoth, qui ont fusionné en Égypte, et aussi parce qu’ils sont restés longtemps mystérieux et secrets. Ils présentent diverses «sciences» du monde, astrologie, cosmologie, magie (naturelle et autre), vertus secrètes des plantes, des pierres, et évidemment philosophie (cf. Scène «Magie».)
C’est principalement Pascal au 17e qui, reprenant la formule dans Les Pensées (I-25), a rendu la formule célébrissime.
Il se peut que cette note devienne réplique dans la bouche d’un autre personnage : Jérôme Bessler, étudiant en philosophie qui fut le secrétaire de Giordano en Allemagne. Personnage du passé mais aussi du présent qui sera le porte-parole de l’auteur que je suis, mon alter ego dans ma quête.
GIORDANO — Et si vous avez absolument besoin d’une trinité, je peux vous en fabriquer une : « Dieu est d’abord l’unité, l’être, le bien, premier et dernier fond des choses; il est ensuite l’intelligence qui, enfermant les idées de tout, est déjà tout elle-même; enfin, il est l’activité absolue qui réalise les idées et remplit l’espace et le temps de ses manifestations. Unité, Intelligence, Activité, la voilà la Trinité véritable, la logique qu’il faut dépasser. La logique n’est bonne que pour ceux qui ne savent pas voir plus loin que leur pauvre raison raisonnante. Car Dieu ne sera jamais trois puisqu’il est un, et cet être unique et infini constitue la Substance. Dieu est vie et tout est vie. Dieu n’est pas distinct de l’Univers. Plus précisément, Dieu et Univers sont deux aspects, deux points de vue sur cette réalité unique et véritable qu’est l’originaire et universelle Substance, identique pour tout et tous, de l’UN.
HENRI III — Mais alors, que fait-il ?
GIORDANO — Il génère. Dieu ne reste pas enfermé dans les profondeurs de son unité; il ne contemple pas, immobile, fatigué et repus comme le Dieu des chrétiens ou mon vieux Jupiter du Spaccio, ce qu’il n’a pas créé, pas plus qu’il ne dirige, à la baguette et au fouet, toutes nos misérables existences. Non, il est absolu mouvement. Et l’activité absolue de Dieu, c’est la nature en perpétuelle évolution. La voilà votre incarnation : la divine matière. La nature semble distincte de Dieu, mais elle n’en est point séparée; ce n’est plus Dieu en soi, c’est Dieu incarné, Dieu qui est toute chose et en toute chose, ogni cosa et in ogni cosa. (La traduction s’inscrit à l’écran : Toute chose et en toute chose.) Dieu n’est ni enfermé dans la nature, ni séparé d’elle. Elle est l’effet inhérent à la cause; il est la cause immanente dans son effet. Elle est la nature naturante, il est la nature naturée. Il est proprement la nature; il est en quelque façon la nature de la nature. Dieu n’est donc pas une cause extérieure au monde, comme le « Premier Moteur » d’Aristote ou le Dieu créateur des monothéïstes. C’est un artiste intérieur, uno principio efficiente e informativo da dentro. Ogni cosa hà la divinita latente in se. (La traduction s’inscrit à l’écran : Un principe efficient et informant de l’intérieur. En toutes choses se trouve le potentiel divin.) C’est de l’intérieur que ce principe donne la forme et la figure à toutes choses. Ne fait-il pas sortir la tige de l’intérieur des racines ou de la graine ? les branches de la tige ? les rameaux des branches et les bourgeons des rameaux ? Le tissu délicat des feuilles, des fleurs et des fruits, tout se forme, se prépare et s’achève intérieurement. Vers l’intérieur aussi il rappelle les humeurs des fruits et des feuilles dans les rameaux, des rameaux dans les branches, des branches dans la tige et de la tige dans la racine. C’est le cercle éternel des choses, circolo di ascenso e descenso, (La traduction est projetée : la circulation ascendante et descendante) le mouvement alternatif de la vie et de la mort, progresso, regresso (Progression, régression), l’échelle ascendante et descendante de la pensée et de l’être, scala per la quale la natura discende a la produzione de le cose, e l’intelletto ascende a la cognizion (La traduction s’inscrit à l’écran : L’échelle par laquelle la nature s’immisce dans la production de chaque chose et l’intelligence monte vers la connaissance.).
HENRI III — Comment sais-tu tout cela ?
GIORDANO — Je suis à la fois Dieu et la mule ignorante qui ne connaîtra jamais rien, qui ne saurait atteindre l’absolue grandeur, l’esprit des esprits, l’unité des unités et, pourtant, tout cela est au-dedans de moi. Je suis partie du tout et tout de la partie. Expression vivante d’un Dieu infini, comme l’univers en moi et en dehors de moi en est aussi l’expression vivante et infinie comme son principe.
HENRI III — Mais les hommes, Giordano, que fait-Il pour les hommes ?
GIORDANO — Quel orgueil et quelle folie de borner Dieu aux hommes et de faire tourner un monde fini autour de la terre immobile ! Est-ce là un univers digne de Dieu ? Quoi ! Dieu est une puissance infinie et ses effets seraient finis ! Ses vues ne seraient que strictement terrestres ? Pouvant créer des milliers de mondes, il n’en aurait façonné qu’un ?
HENRI III — Mais si dans l’homme la volonté se distingue de l’acte, et la puissance de la volonté, n’est-il pas possible qu’il en soit ainsi en Dieu ?
GIORDANO — Ces distinctions dégraderaient l’unité et la puissance divine ! En Dieu, la volonté est adéquate à la puissance. Pouvoir, c’est vouloir, et vouloir, c’est agir. Et tout cela se fait spontanément en l’Être. Dira-t-on que Dieu n’a pas pu faire le monde infini ou qu’il ne l’a pas voulu ? Sa puissance est donc bornée ? Mais, si vous supposez des bornes à un effet de Dieu, vous en supposez à tous, vous en supposez à sa nature ! Il n’est plus l’infini, il n’est plus Dieu. Comment comprendre alors que, pouvant faire un monde plus grand, c’est-à-dire répandre la perfection et la vie en proportion de son infinie fécondité, il ne l’ait pas voulu ? C’est donc un Dieu avare ? un Dieu paresseux ? un Dieu plein de caprice ? un Dieu égoïste ? un Dieu impuissant ?
HENRI III — Parle plus bas, tu blasphèmes pour vrai. Si ma mère t’entendait…
GIORDANO — Je ne crains pas moins de paraître que d’être un ennemi de la théologie. Je ne suis pas athée, je ne suis pas laïc. Les théologiens avisés, frères de mes pensées, admettront toujours les arguments naturels, quelle que soit leur portée, pourvu que ces arguments n’aillent pas contre l’autorité divine, mais s’y soumettent.
HENRI III — Mais tu es le seul à penser que tu continues de t’y soumettre. On pourrait te brûler pour moins que ça !
GIORDANO — Qu’on me brûle ! Pourquoi, pourquoi dirions-nous que la divine efficacité est oisive ? Pourquoi penserions-nous que la divine bonté, qui se peut répandre à l’infini, a voulu être parcimonieuse et se resserrer dans le néant ?
HENRI III — Dans le néant ? Tu outrepasses…
GIORDANO, l’interrompant — Dans le néant, oui. Car toute chose finie est poussière, miette, néant, au regard de l’infini. Pourquoi ferions-nous la Divinité envieuse et stérile, elle, essentiellement féconde, généreuse, paternelle ? Pourquoi supposerions-nous frustrée, l’aspiration sans bornes; tronquée, la possibilité de mondes infinis; altérée, l’excellence de l’image divine qui doit mieux resplendir dans un miroir infini !
HENRI III — Mais le mal sur la terre, que fais-tu du Mal, Giordano ?
GIORDANO — Le mal et le bien sont une seule et même chose. Ils n’existent pas l’un sans l’autre. Comment constater le bien si l’on ne connaît pas son contraire ? Ils sont un mouvement d’apparence duelle, mais en réalité ils ne sont qu’un. Même chose pour l’être et le devenir, aucun de ces deux principes ne saurait être antérieur à l’autre. Ils sont coéternels et consubstantiels, ou, pour mieux dire, ils sont les deux faces d’un seul et même principe. Différentes, et même opposées dans ce monde fini et relatif, l’activité et la passivité, la forme et la matière, la puissance et l’actualité se confondent dans l’absolu. De ce principe où tout s’identifie, une logique éternelle déduit la série harmonieuse de toutes les idées et de toutes les existences. Pour pénétrer les mystères les plus profonds de la nature, il ne faut point se lasser d’étudier les extrémités opposées des choses. Trouver le point de réunion n’est pas ce qu’il y a de plus grand, mais savoir en déduire les contraires, voilà le secret et le triomphe de l’art. Parce que tout est un. Mais dans ce mouvement perpétuel de toute chose, rien n’est ni ne saurait être parfait et achevé; chaque partie s’achève, se perfectionne sans ordre ni fin.
HENRI III — L’inachèvement partout, alors ? Aucune stabilité ?
GIORDANO — Comment vous expliquer ? L’infinitude étant la norme du tout, l’accomplissement du tout réside non point dans le fini, mais dans la tension perpétuelle vers cet accomplissement. Le monde fini d’Aristote comme le monde définitivement créé des chrétiens s’anéantissent bruyamment comme des châteaux de cartes au vent de la conscience devant la grandeur innommée et innommable de Dieu, devant l’immensité sans fin de l’univers.
HENRI III — Mais les sens se révoltent contre un monde infini !
GIORDANO — C’est que les sens ne comprennent que ce qu’ils peuvent embrasser. D’ailleurs, est-ce aux sens que doit se fier le philosophe ? Certes, l’expérience, comme l’affirme notre cher vieil Aristote…
HENRI III, l’interrompant — Tout le monde dit que tu es fâché avec Aristote, non ?
GIORDANO — Non. Je questionne et récuse certains principes d’Aristote, j’en valide d’autres, je cherche, en vérité. Je suis seulement fâché avec les pédants qui déduisent n’importe quoi de n’importe quel précepte et interprètent en dépit du bon sens ce qu’il a écrit. L’expérience, comme il l’affirme, est bien le début de la connaissance, mais les sens ont-ils vu, touché, reconnu les bornes du monde ? Feront-ils jamais l’expérience de l’infiniment grand et de l’infiniment petit ? L’expérience a beau explorer l’univers, elle n’est ni ne sera jamais accomplie. Elle se fatiguera plus vite d’observer que la nature de produire. Essayez de concevoir la limite des sens, vous êtes obligé d’imaginer l’espace. Or, cet espace est-il vide ? Cela répugne. Parce que vous ne parviendrez jamais à atteindre les bornes de l’Être, direz-vous que ce n’est rien ? Le monde est contenu dans un pur rien, dans un néant ?
HENRI III — Non, non bien sûr, l’espace est forcément quelque chose.
GIORDANO — Il est ce qui est, et il est infini. La raison, les sens, l’intuition, l’imagination, tout nous persuade de l’infinité du monde et des mondes.
HENRI III — Comme cette pensée élève l’intelligence.
GIORDANO — Et quelle haute sérénité elle inspire à l’âme du philosophe ! L’âme étouffait dans ce monde fini des religions, indigne de Dieu et indigne d’elle-même. Elle respire à l’aise dans cet univers sans limites, objet de ses sublimes et inépuisables contemplations. Ceux qui poursuivent attentivement ces contemplations n’ont à craindre aucune douleur. Nulle vicissitude du sort ne saurait les atteindre. Ils savent que le ciel est partout, parce que de toutes parts est l’infini… N’est-ce pas cette conscience de l’infini qui seule ouvre les sens, contente les esprits, élève et étend l’intelligence, et conduit l’homme tout entier à la véritable félicité ?…
HENRI III — Comme je voudrais qu’il en fût ainsi…
GIORDANO — Que l’homme élève ses yeux et ses pensées vers le ciel qui l’environne et les mondes qui volent au-dessus de lui. Voilà le tableau, le livre, le miroir où il peut contempler et lire les formes et les lois du bien suprême, le plan et l’ordonnance d’un ensemble parfait. C’est là qu’il peut ouïr une ineffable harmonie… Étudier l’ordre sublime des mondes, telle est l’occupation la plus digne de notre intelligence.
HENRI III — Et la mort ?
GIORDANO — Épouvantail des âmes vulgaires. À oublier. La naissance est l’épanouissement du centre; la vie est la sphère qui se maintient, la mort est la contraction qui ramène la sphère au centre. Telle est la trajectoire de l’être humain qui est à l’image de celle de l’univers tout entier. La conviction qu’il existe une puissance absolue pour soutenir un tel ordre réjouit l’âme du sage et lui fait mépriser la mort. La mort ? Un pur fantôme. Rien ne peut diminuer quant à la substance; tout change seulement de face en parcourant l’espace infini. La neige fond, s’évapore, recristallise, et redevient neige. La matière se rassemble, prend vie, se transforme, se corrompt, retourne à la matière. Soumis au Suprême Agent d’Aristote, nous ne devons ni croire au mal ni le craindre; l’infini n’a que faire des contingences humaines. Mal et bien sont finalement une même chose qui nous poussera vers autre chose.
HENRI III — Mais l’âme, Giordano, quelle est la destinée de l’âme ? Que deviendra-t-elle en quittant sa terrestre demeure ? Ira-t-elle former et vivifier d’autres corps comme tu le dis partout en bon disciple de Pythagore ? Voyagera-t-elle de planète en planète à travers l’immensité de ton univers infini ? Se replongera-t-elle dans cet océan de lumière et de perfection qui constitue, selon toi, l’intelligence divine ?
GIORDANO — Tout cela sans doute et autre chose encore. L’âme nous échappe comme Dieu nous échappe et ne peut que nous échapper. Mais l’âme est substance de l’infini, elle connaît et veut l’infini, elle cherche partout les moyens de s’identifier avec lui; il est sa vraie patrie. Et j’en déduis qu’elle est donc faite pour vivre toujours, aussi bien que le soleil est fait pour éclairer toujours notre monde. Et d’autres soleils d’autres mondes. Ainsi, que tout ce qui respire et pense loue et remercie l’Être très haut et très simple, l’Être infini et absolu, l’Être immanent de la nature, « cause, principe et unité !
HENRI III — Nous reparlerons de Dieu, Giordano. Je le veux. Je ne suis que tourments et ta parole m’apaise. Mais j’entends ma mère. Retire-toi.
« Je ne veux pas parler de ÇA, je ne veux pas parler de MOI. Le Ça et le Moi font un bruit terrible actuellement dans les réseau sociaux et les médias. Un bruit qui, trop souvent, nuit gravement à la concentration. Ce que je fais ? Je profite de la situation. Oui, oui, vous avez bien lu, je m’arrange avec ce temps « mort » pour tenter d’écrire « en dépit des malgré » (une des très belles expressions de mon ami comédien, auteur et metteur en scène Marcel Pomerlo dans L’inoublié ou Marcel Pomme dans l’eau : un récit-fleuve, 2000-2002). Depuis près de deux ans maintenant, je me suis lancé dans un projet ambitieux, difficile, peut-être inutile, je ne sais pas. Après Henry David Thoreau en 2013, j’ai entrepris de faire revivre à la scène une figure à la fois emblématique et problématique du 16e siècle européen. Un « professeur de philosophie naturelle », comme il aime à se définir lui-même. Un homme et une œuvre largement diffusés, admirés, contestés et finalement oubliés avec le temps, si ce n’est par les spécialistes (mais alors, combien de livres, combien de colloques, combien d’articles de lui et sur lui à digérer…), un homme qui sent le soufre encore aujourd’hui pour s’être battu jusqu’à accepter tout bonnement de mourir pour la liberté de penser et la nécessité de réformer le monde : Giordano Bruno, brûlé pour hérésie sur les bûchers de l’Inquisition romaine le 17 février 1600, Campo de’Fiori, à Rome.
Donc, sans autre forme de préambule et dans l’angoisse que, pour la première fois, quelque chose sorte de mon ordinateur, je vous livre cette scène. Tout y est vrai et rien n’est vrai, pure vérité et pure fiction, totale authenticité des mots comme de la situation et totale réorganisation d’un impossible glanage dans mille et un bouquins. Cela s’appelle la « coïncidence des contraires ». Après un autre philosophe de la première Renaissance, Nicolas de Cues, Giordano Bruno a fait sienne cette théorie – jusqu’à s’en servir pour expliquer le concept de Dieu. Rien de très philosophiquement sorcier : rien n’existe sans son contraire ni dans la nature ni dans le comportement humain, et c’est ainsi que va le monde de toute éternité.
Henri III de France, troisième fils régnant d’Henri II et de Catherine de Médicis, a entendu parler de ce philosophe napolitain qui fait scandale partout où il passe, mais qui semble redoutablement intelligent. Au printemps de l’année 1582, il l’invite au Louvre. Et, bientôt, il va lui offrir un siège à titre de « lecteur extraordinaire et provisionné » au Collège des lecteurs royaux, préfiguration du Collège de France. Henri III, roi décrié, assassiné par un fanatique catholique le 2 août 1589, fut aussi un roi philosophe.
Il faut savoir enfin que je n’ai aucune idée, pour encore, du devenir de cette scène et de cette ambition de spectacle. Tout ce que je puis dire, c’est que c’est l’une des plus « philosophiques » du projet à cette heure. Peut-être ne sera-ce bientôt plus qu’une « colonne vertébrale ». Je vous la livre « en l’état », comme on dit d’une maison pour signifier qu’elle n’est pas forcément en « bon » état…
Denis Lavalou
Auteur, comédien et metteur en scène
Montréal, le samedi 23 mai 2020
Second dialogue entre Henri III et Giordano Bruno : Dieu
HENRI III — Offices religieux chaque jour, incessantes prières, messes, jeûnes, processions, flagellations, repentances publiques, je fais tout et me donne corps et âme pour tenter de m’attirer la clémence et la grâce de Dieu, mais cela fait 20 ans que mon pays est à feu et à sang, et cela semble empirer chaque jour.
GIORDANO — Dieu n’a pas de pouvoir sur les hommes. Dieu n’est pas un pouvoir.
HENRI III — Dieu est volonté. Dieu peut tout.
GIORDANO — Non, je ne pense pas qu’il existe quoi que ce soit de volontaire en Dieu. Il n’est pas de volonté divine, Dieu ne viendra pas à nous. En revanche, l’on peut, je crois, s’approcher du divin. Mais la lumière divine nous aveugle au point que nous ne la voyons pas. Nous y baignons et nous demeurons pourtant dans le sombre. Nous ne la cherchons pas vraiment. Nous désirons le beau et le bien, mais la vue n’est en soi ni belle ni bonne…
HENRI III — Comment désirer voir, alors ? Et comment s’abstraire de la laideur, comment atteindre le beau, le vrai et la paix de mes sujets ? Les papistes rasent les temples des huguenots, les huguenots pillent les sacristies des papistes; le sang coule partout dans les villes et les campagnes; le fanatisme étouffe les affections et les échanges des familles et de la cité; les prêtres disent la messe en cuirasse, le crucifix dans une main et l’épée dans l’autre, ils excommunient à cloches sonnantes; les pasteurs fulminent contre le pharisianisme et l’idolâtrie de l’Église. Depuis que mon frère, l’insensé Charles IX, a voulu « purger à fond de l’hérésie tout ce qui habite entre la Garonne et les Monts Pyrénées et entre le Rhône et le Rhin », le malcontentement politique ne cesse de grandir. Un horrible mélange de cris de guerre et de déclamations forcenées ensanglantent notre belle France. Mais où est Dieu, monsieur le philosophe ?
GIORDANO — Dieu existe au-dessus de la nature visible, par-delà ces existences mobiles et contraires qui remplissent l’espace et le temps. Dieu, c’est ce principe infini et éternel, cette immuable, cette invisible et indivisible unité. C’est l’identité qui règle et domine toutes les oppositions, être des êtres, unité des unités, monade des monades.
HENRI III, interloqué — On m’a dit que tu ne croyais pas en Dieu.
GIORDANO — Comment pouvez-vous penser que je ne crois pas en Dieu ? Que Dieu n’est pas, puisque l’idée de l’unité absolue que je mets en son nom est la condition même de toute pensée ? Je vis dans la piété, je me sens pieux, pieux d’un abandon total à une vision de l’Univers située au-dessus de toute croyance. Pour s’élever à Dieu, il ne faut pas entasser les syllogismes à la façon d’Aristote et de tous ses faux pédagogues, il faut et il suffit de contempler la nature et de recueillir en soi l’écho de l’universelle harmonie. Ce Dieu dont toute âme a le sentiment au fond d’elle-même, je devrais renoncer à le décrire. L’unité absolue de Dieu ne souffre aucun attribut, et dans les attributs qu’on se contraint à lui donner, aucune hiérarchie.
HENRI III — Comment l’appréhender alors ?
GIORDANO — On ne peut le saisir que dans ses manifestations; en soi, il est absolument inaccessible. Décrire Dieu, c’est le déterminer, c’est lui assigner une grandeur. Et c’est un blasphème, cela, puisque Dieu est supérieur à toute détermination et à toute grandeur; il est même supérieur à l’essence et à l’être, superessentialis, supersubstantialis. (La traduction s’inscrit sur l’écran : super-essentiel, super-substantiel.) Dire qu’il est l’infiniment grand, c’est le comparer encore. Sans doute est-il l’infiniment grand, mais il est aussi l’infiniment petit; il est l’identité de l’extrême grandeur et de l’extrême petitesse, du maximum et du minimum. En lui, toutes les extrémités des choses se touchent, toutes les oppositions se réconcilient. Mais, s’il faut tout de même le définir, et délibérément blasphémer en le réduisant en mots, il est pour moi l’absolue coïncidence des contraires. Il est principe, fin et milieu; il est le centre et la circonférence, sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.
HENRI III, tentant de se figurer la chose — « Sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part… » (Note : voir encadré.)
Citée aussi par Rabelais dans le Tiers Livre, vieille assertion philosophique que Giordano Bruno a plus vraisemblablement lue dans La Docte Ignorance de Nicolas de Cues et qu’il reprend dans De la cause, du principe et de l’un (Éd. Les Belles Lettres, p. 276), attribuée à Empédocle ou à un certain Hermès Trismégiste que l’on situait, pendant la Renaissance, dans la nuit des temps quasi mythologiques de la très haute antiquité égyptienne (d’où son aura mystérieuse…), mais dont le corpus écrit date en réalité du 2e siècle après J.-C. Il s’agit de toute une série de livres écrits en grec ancien qui forment le Corpus Hermeticum (comprenant notamment l’Asclépius), écrits en parallèles des évangiles et des textes canoniques, qui constituent ce qu’on appelle «l’hermétisme». Ils sont «hermétiques» non parce qu’ils sont incompréhensibles, mais d’abord parce qu’on les dit inspirés par Hermès et Thoth, qui ont fusionné en Égypte, et aussi parce qu’ils sont restés longtemps mystérieux et secrets. Ils présentent diverses «sciences» du monde, astrologie, cosmologie, magie (naturelle et autre), vertus secrètes des plantes, des pierres, et évidemment philosophie (cf. Scène «Magie».)
C’est principalement Pascal au 17e qui, reprenant la formule dans Les Pensées (I-25), a rendu la formule célébrissime.
Il se peut que cette note devienne réplique dans la bouche d’un autre personnage : Jérôme Bessler, étudiant en philosophie qui fut le secrétaire de Giordano en Allemagne. Personnage du passé mais aussi du présent qui sera le porte-parole de l’auteur que je suis, mon alter ego dans ma quête.
GIORDANO — Et si vous avez absolument besoin d’une trinité, je peux vous en fabriquer une : « Dieu est d’abord l’unité, l’être, le bien, premier et dernier fond des choses; il est ensuite l’intelligence qui, enfermant les idées de tout, est déjà tout elle-même; enfin, il est l’activité absolue qui réalise les idées et remplit l’espace et le temps de ses manifestations. Unité, Intelligence, Activité, la voilà la Trinité véritable, la logique qu’il faut dépasser. La logique n’est bonne que pour ceux qui ne savent pas voir plus loin que leur pauvre raison raisonnante. Car Dieu ne sera jamais trois puisqu’il est un, et cet être unique et infini constitue la Substance. Dieu est vie et tout est vie. Dieu n’est pas distinct de l’Univers. Plus précisément, Dieu et Univers sont deux aspects, deux points de vue sur cette réalité unique et véritable qu’est l’originaire et universelle Substance, identique pour tout et tous, de l’UN.
HENRI III — Mais alors, que fait-il ?
GIORDANO — Il génère. Dieu ne reste pas enfermé dans les profondeurs de son unité; il ne contemple pas, immobile, fatigué et repus comme le Dieu des chrétiens ou mon vieux Jupiter du Spaccio, ce qu’il n’a pas créé, pas plus qu’il ne dirige, à la baguette et au fouet, toutes nos misérables existences. Non, il est absolu mouvement. Et l’activité absolue de Dieu, c’est la nature en perpétuelle évolution. La voilà votre incarnation : la divine matière. La nature semble distincte de Dieu, mais elle n’en est point séparée; ce n’est plus Dieu en soi, c’est Dieu incarné, Dieu qui est toute chose et en toute chose, ogni cosa et in ogni cosa. (La traduction s’inscrit à l’écran : Toute chose et en toute chose.) Dieu n’est ni enfermé dans la nature, ni séparé d’elle. Elle est l’effet inhérent à la cause; il est la cause immanente dans son effet. Elle est la nature naturante, il est la nature naturée. Il est proprement la nature; il est en quelque façon la nature de la nature. Dieu n’est donc pas une cause extérieure au monde, comme le « Premier Moteur » d’Aristote ou le Dieu créateur des monothéïstes. C’est un artiste intérieur, uno principio efficiente e informativo da dentro. Ogni cosa hà la divinita latente in se. (La traduction s’inscrit à l’écran : Un principe efficient et informant de l’intérieur. En toutes choses se trouve le potentiel divin.) C’est de l’intérieur que ce principe donne la forme et la figure à toutes choses. Ne fait-il pas sortir la tige de l’intérieur des racines ou de la graine ? les branches de la tige ? les rameaux des branches et les bourgeons des rameaux ? Le tissu délicat des feuilles, des fleurs et des fruits, tout se forme, se prépare et s’achève intérieurement. Vers l’intérieur aussi il rappelle les humeurs des fruits et des feuilles dans les rameaux, des rameaux dans les branches, des branches dans la tige et de la tige dans la racine. C’est le cercle éternel des choses, circolo di ascenso e descenso, (La traduction est projetée : la circulation ascendante et descendante) le mouvement alternatif de la vie et de la mort, progresso, regresso (Progression, régression), l’échelle ascendante et descendante de la pensée et de l’être, scala per la quale la natura discende a la produzione de le cose, e l’intelletto ascende a la cognizion (La traduction s’inscrit à l’écran : L’échelle par laquelle la nature s’immisce dans la production de chaque chose et l’intelligence monte vers la connaissance.).
HENRI III — Comment sais-tu tout cela ?
GIORDANO — Je suis à la fois Dieu et la mule ignorante qui ne connaîtra jamais rien, qui ne saurait atteindre l’absolue grandeur, l’esprit des esprits, l’unité des unités et, pourtant, tout cela est au-dedans de moi. Je suis partie du tout et tout de la partie. Expression vivante d’un Dieu infini, comme l’univers en moi et en dehors de moi en est aussi l’expression vivante et infinie comme son principe.
HENRI III — Mais les hommes, Giordano, que fait-Il pour les hommes ?
GIORDANO — Quel orgueil et quelle folie de borner Dieu aux hommes et de faire tourner un monde fini autour de la terre immobile ! Est-ce là un univers digne de Dieu ? Quoi ! Dieu est une puissance infinie et ses effets seraient finis ! Ses vues ne seraient que strictement terrestres ? Pouvant créer des milliers de mondes, il n’en aurait façonné qu’un ?
HENRI III — Mais si dans l’homme la volonté se distingue de l’acte, et la puissance de la volonté, n’est-il pas possible qu’il en soit ainsi en Dieu ?
GIORDANO — Ces distinctions dégraderaient l’unité et la puissance divine ! En Dieu, la volonté est adéquate à la puissance. Pouvoir, c’est vouloir, et vouloir, c’est agir. Et tout cela se fait spontanément en l’Être. Dira-t-on que Dieu n’a pas pu faire le monde infini ou qu’il ne l’a pas voulu ? Sa puissance est donc bornée ? Mais, si vous supposez des bornes à un effet de Dieu, vous en supposez à tous, vous en supposez à sa nature ! Il n’est plus l’infini, il n’est plus Dieu. Comment comprendre alors que, pouvant faire un monde plus grand, c’est-à-dire répandre la perfection et la vie en proportion de son infinie fécondité, il ne l’ait pas voulu ? C’est donc un Dieu avare ? un Dieu paresseux ? un Dieu plein de caprice ? un Dieu égoïste ? un Dieu impuissant ?
HENRI III — Parle plus bas, tu blasphèmes pour vrai. Si ma mère t’entendait…
GIORDANO — Je ne crains pas moins de paraître que d’être un ennemi de la théologie. Je ne suis pas athée, je ne suis pas laïc. Les théologiens avisés, frères de mes pensées, admettront toujours les arguments naturels, quelle que soit leur portée, pourvu que ces arguments n’aillent pas contre l’autorité divine, mais s’y soumettent.
HENRI III — Mais tu es le seul à penser que tu continues de t’y soumettre. On pourrait te brûler pour moins que ça !
GIORDANO — Qu’on me brûle ! Pourquoi, pourquoi dirions-nous que la divine efficacité est oisive ? Pourquoi penserions-nous que la divine bonté, qui se peut répandre à l’infini, a voulu être parcimonieuse et se resserrer dans le néant ?
HENRI III — Dans le néant ? Tu outrepasses…
GIORDANO, l’interrompant — Dans le néant, oui. Car toute chose finie est poussière, miette, néant, au regard de l’infini. Pourquoi ferions-nous la Divinité envieuse et stérile, elle, essentiellement féconde, généreuse, paternelle ? Pourquoi supposerions-nous frustrée, l’aspiration sans bornes; tronquée, la possibilité de mondes infinis; altérée, l’excellence de l’image divine qui doit mieux resplendir dans un miroir infini !
HENRI III — Mais le mal sur la terre, que fais-tu du Mal, Giordano ?
GIORDANO — Le mal et le bien sont une seule et même chose. Ils n’existent pas l’un sans l’autre. Comment constater le bien si l’on ne connaît pas son contraire ? Ils sont un mouvement d’apparence duelle, mais en réalité ils ne sont qu’un. Même chose pour l’être et le devenir, aucun de ces deux principes ne saurait être antérieur à l’autre. Ils sont coéternels et consubstantiels, ou, pour mieux dire, ils sont les deux faces d’un seul et même principe. Différentes, et même opposées dans ce monde fini et relatif, l’activité et la passivité, la forme et la matière, la puissance et l’actualité se confondent dans l’absolu. De ce principe où tout s’identifie, une logique éternelle déduit la série harmonieuse de toutes les idées et de toutes les existences. Pour pénétrer les mystères les plus profonds de la nature, il ne faut point se lasser d’étudier les extrémités opposées des choses. Trouver le point de réunion n’est pas ce qu’il y a de plus grand, mais savoir en déduire les contraires, voilà le secret et le triomphe de l’art. Parce que tout est un. Mais dans ce mouvement perpétuel de toute chose, rien n’est ni ne saurait être parfait et achevé; chaque partie s’achève, se perfectionne sans ordre ni fin.
HENRI III — L’inachèvement partout, alors ? Aucune stabilité ?
GIORDANO — Comment vous expliquer ? L’infinitude étant la norme du tout, l’accomplissement du tout réside non point dans le fini, mais dans la tension perpétuelle vers cet accomplissement. Le monde fini d’Aristote comme le monde définitivement créé des chrétiens s’anéantissent bruyamment comme des châteaux de cartes au vent de la conscience devant la grandeur innommée et innommable de Dieu, devant l’immensité sans fin de l’univers.
HENRI III — Mais les sens se révoltent contre un monde infini !
GIORDANO — C’est que les sens ne comprennent que ce qu’ils peuvent embrasser. D’ailleurs, est-ce aux sens que doit se fier le philosophe ? Certes, l’expérience, comme l’affirme notre cher vieil Aristote…
HENRI III, l’interrompant — Tout le monde dit que tu es fâché avec Aristote, non ?
GIORDANO — Non. Je questionne et récuse certains principes d’Aristote, j’en valide d’autres, je cherche, en vérité. Je suis seulement fâché avec les pédants qui déduisent n’importe quoi de n’importe quel précepte et interprètent en dépit du bon sens ce qu’il a écrit. L’expérience, comme il l’affirme, est bien le début de la connaissance, mais les sens ont-ils vu, touché, reconnu les bornes du monde ? Feront-ils jamais l’expérience de l’infiniment grand et de l’infiniment petit ? L’expérience a beau explorer l’univers, elle n’est ni ne sera jamais accomplie. Elle se fatiguera plus vite d’observer que la nature de produire. Essayez de concevoir la limite des sens, vous êtes obligé d’imaginer l’espace. Or, cet espace est-il vide ? Cela répugne. Parce que vous ne parviendrez jamais à atteindre les bornes de l’Être, direz-vous que ce n’est rien ? Le monde est contenu dans un pur rien, dans un néant ?
HENRI III — Non, non bien sûr, l’espace est forcément quelque chose.
GIORDANO — Il est ce qui est, et il est infini. La raison, les sens, l’intuition, l’imagination, tout nous persuade de l’infinité du monde et des mondes.
HENRI III — Comme cette pensée élève l’intelligence.
GIORDANO — Et quelle haute sérénité elle inspire à l’âme du philosophe ! L’âme étouffait dans ce monde fini des religions, indigne de Dieu et indigne d’elle-même. Elle respire à l’aise dans cet univers sans limites, objet de ses sublimes et inépuisables contemplations. Ceux qui poursuivent attentivement ces contemplations n’ont à craindre aucune douleur. Nulle vicissitude du sort ne saurait les atteindre. Ils savent que le ciel est partout, parce que de toutes parts est l’infini… N’est-ce pas cette conscience de l’infini qui seule ouvre les sens, contente les esprits, élève et étend l’intelligence, et conduit l’homme tout entier à la véritable félicité ?…
HENRI III — Comme je voudrais qu’il en fût ainsi…
GIORDANO — Que l’homme élève ses yeux et ses pensées vers le ciel qui l’environne et les mondes qui volent au-dessus de lui. Voilà le tableau, le livre, le miroir où il peut contempler et lire les formes et les lois du bien suprême, le plan et l’ordonnance d’un ensemble parfait. C’est là qu’il peut ouïr une ineffable harmonie… Étudier l’ordre sublime des mondes, telle est l’occupation la plus digne de notre intelligence.
HENRI III — Et la mort ?
GIORDANO — Épouvantail des âmes vulgaires. À oublier. La naissance est l’épanouissement du centre; la vie est la sphère qui se maintient, la mort est la contraction qui ramène la sphère au centre. Telle est la trajectoire de l’être humain qui est à l’image de celle de l’univers tout entier. La conviction qu’il existe une puissance absolue pour soutenir un tel ordre réjouit l’âme du sage et lui fait mépriser la mort. La mort ? Un pur fantôme. Rien ne peut diminuer quant à la substance; tout change seulement de face en parcourant l’espace infini. La neige fond, s’évapore, recristallise, et redevient neige. La matière se rassemble, prend vie, se transforme, se corrompt, retourne à la matière. Soumis au Suprême Agent d’Aristote, nous ne devons ni croire au mal ni le craindre; l’infini n’a que faire des contingences humaines. Mal et bien sont finalement une même chose qui nous poussera vers autre chose.
HENRI III — Mais l’âme, Giordano, quelle est la destinée de l’âme ? Que deviendra-t-elle en quittant sa terrestre demeure ? Ira-t-elle former et vivifier d’autres corps comme tu le dis partout en bon disciple de Pythagore ? Voyagera-t-elle de planète en planète à travers l’immensité de ton univers infini ? Se replongera-t-elle dans cet océan de lumière et de perfection qui constitue, selon toi, l’intelligence divine ?
GIORDANO — Tout cela sans doute et autre chose encore. L’âme nous échappe comme Dieu nous échappe et ne peut que nous échapper. Mais l’âme est substance de l’infini, elle connaît et veut l’infini, elle cherche partout les moyens de s’identifier avec lui; il est sa vraie patrie. Et j’en déduis qu’elle est donc faite pour vivre toujours, aussi bien que le soleil est fait pour éclairer toujours notre monde. Et d’autres soleils d’autres mondes. Ainsi, que tout ce qui respire et pense loue et remercie l’Être très haut et très simple, l’Être infini et absolu, l’Être immanent de la nature, « cause, principe et unité !
HENRI III — Nous reparlerons de Dieu, Giordano. Je le veux. Je ne suis que tourments et ta parole m’apaise. Mais j’entends ma mère. Retire-toi.