Opinion

La période de Saturne

© Kalle Nio

En ce moment, j’ai juste envie de lire des philosophes.

Parce que le contenu me manque cruellement.

Parce que la pensée est absente
Parce que le sublime est en rupture de stock.

Parce que les émissions radio-canadiennes qui m’infligent les chroniqueurs-influenceurs-les plus-youtubesques-du-moment me donnent le vertige.

J’aime la compagnie des poissons.
Rien ne me procure plus de bonheur que de nager avec les tortues, les calmars ou les bars rayés.

Une fois, dans l’île des Kanaks, je flottais au-dessus d’une épave échouée dont on ne voyait que le haut du mât. Mon guide disait qu’on pouvait s’approcher. Il a pris une grande inspiration et il a disparu sous mes pieds avec sa monopalme.

Et j’ai regardé le fond, retenant mon souffle aussi.

Le fond bleu, puis noir, puis sans couleur…

Cette sensation où le cœur remonte aux lèvres, où l’immensité de l’abysse est tellement vertigineuse que c’en est trop pour vous et que vous vous enfuyez !

Youtube, Facebook, subventions surprises pour se réinventer.
L’immensité du vide.

S’agiter à tout prix.

Ne pas perdre sa place dans le regard des autres.
Bouger.
Dire un tas de mots.
Vite.
Avant les autres si possible.
Vite.
Vides.
Vides, mais visibles.

Comme si le temps de réflexion n’était pas de la création.
Or, ce temps de réflexion nous pouvons décider que nous le prenons.
Pour une fois dans notre vie d’hyperactifs névrosés.

Après un temps qui m’a semblé interminable, le guide de plongée est réapparu. Il tenait une poignée de sable dans sa main.
Le vide avait donc un fond.

Mon prochain projet s’intitule SEUILS.

Je l’ai imaginé il y a longtemps déjà
J’avais envie d’explorer la période de Saturne.

Le moment avant le grand changement
L’instant d’apnée où on hésite, en état d’apesanteur.
Le moment où on doit passer le seuil de la porte qui nous mène vers l’inconnu.

Eh ben j’ai été entendue!
Je n’en demandais pas tant à l’univers… désolée, la prochaine fois que j’invoquerai Saturne, je dirai que c’est juste pour moi, promis!

Je me souviens m’être dit que ce qui est le plus beau, c’est ce moment de flottement où on hésite, parce qu’il contient tout ce qu’il adviendra et tout ce qu’on laissera derrière.

Nous sommes suspendus au-dessus de l’abysse.

Rien ne sert de gesticuler.

Prenons – exigeons – ce temps de vide pour se déposer et regarder plus loin… plus creux peut-être y trouverons-nous des œuvres
pleines,
gonflées,
étranges,
translucides
et dansantes comme des méduses.

Entracte | Période de Saturne

José Babin
29 mai 2020

P.S. : Si je ne faisais pas de théâtre, je serais plongeuse sous-marine.

À propos de

Fondatrice et directrice générale et artistique du Théâtre Incliné depuis 1990, José Babin est auteure, metteure en scène, comédienne et marionnettiste