Opinion

Avant de relancer le milieu des arts

© Pierre-Olivier Guimond

Quand on fait un « arrêt sur image », on a tout le temps que l’on veut pour remarquer les détails ou les défauts que l’on ne pouvait ou ne voulait pas voir pendant la lecture de la vidéo. Mélanie Demers, dans son texte paru la semaine dernière1, abordait le sujet en proposant de ne pas créer et de saisir l’occasion pour réfléchir à nos pratiques, ce que j’encourage fortement.

Considérant la situation actuelle comme un « arrêt sur image », je me permets de pointer, sans filtres et sans scrupules, les incongruités que je vois dans notre milieu, pour y (sur)vivre depuis près de 10 ans. Ce sont bien évidemment des problématiques que j’arrive à voir de mon propre angle de vue, j’ose imaginer qu’il y en a bien d’autres auxquels je ne me suis pas encore confronté. Ça viendra.

Voici donc des sujets que nous pourrions aborder, en toute transparence et tous et toutes ensemble, avant de chercher à relancer notre milieu et de vouloir militer pour un plus grand financement de nos pratiques respectives, et ce, afin d’éviter que cet investissement ne camoufle (encore une fois) tout ce qui cloche dans le milieu. Pour éviter que l’on se répète que «l’argent est notre plus grand problème».

Je le précise, pour tous ceux et celles qui n’ont que ça en tête : je ne suis pas contre le financement des arts. Cela dit, je suis pour que l’on opère une sérieuse remise en question de notre manière d’agir, de voir et de réfléchir notre milieu dysfonctionnel. Et j’espère que, pour une fois, cette remise en question ne soit pas faite par ceux et celles qui possèdent déjà presque l’entièreté du pouvoir de décision et la parole, plus souvent qu’autrement.

Parce que, si demain les gouvernements décidaient d’investir, sur un coup de tête, plusieurs milliards de dollars dans notre milieu, nous savons tous et toutes plus ou moins quel en serait le résultat. Les problèmes que j’aborde ne seraient pas réglés pour autant. La preuve en est que, depuis 50 ans, les gouvernements ont investi des sommes massives dans le milieu des arts, et les problèmes évoqués ci-dessous n’ont jamais disparu.

Avant de financer le milieu des arts…

© Charles F. Marquis

Peut-on parler de l’écart immense des salaires entre ceux et celles qui travaillent dans les institutions (toutes catégories et paliers confondus) et ceux et celles qui créent?

Peut-on parler des rapports de force et de domination qui existent, sous forme d’intimidation douce et subtile, sous forme de commentaires, de silence ou d’inaction – que ce soit dans les écoles d’art ou dans le milieu, entre les directions artistiques et les artistes?

Peut-on parler du fait que, pour être programmé·e, il faut préférablement être en bons termes ou être ami.e avec la personne qui programme (points bonis si on a fait la même école)?

Peut-on parler de certains directeurs ou directrices d’institutions qui agissent comme des tyrans?

Peut-on parler du fait qu’il est anormal que des personnes s’accrochent plus de 15 ans à leur poste de direction artistique, et que rien ne semble pouvoir les déloger?

Peut-on parler du pouvoir que les conseils d’administration ont sur les institutions?

Peut-on parler des écoles d’art qui agissent comme de petites mafias?

Peut-on parler de ces écoles qui cherchent plus que tout à ce que leurs produits (les finissant·es) prennent toute la place, ce qui entraînera des retombées économiques sur leur école au détriment des autres interprètes et finissant·es ayant tout autant de talent?

Peut-on parler du fait que les finissant·es des écoles d’art ne sont pas du tout prêt·es à affronter la réalité du monde artistique?

Peut-on parler du fait que votre potentiel de faire carrière sera directement influencé par l’école par laquelle vous passerez?

Peut-on arrêter de se répéter que notre «milieu est injuste», comme si c’était une fatalité?

Peut-on admettre que, si ce milieu est injuste, c’est parce que des personnes ont décidé qu’il en serait ainsi?

Peut-on faire quelque chose à propos de la profonde blanchitude qui règne dans le milieu francophone?

Peut-on parler de l’absence flagrante de personnes de couleur siégant à des postes importants dans les institutions?

Peut-on parler du mépris qui peut exister dans le milieu francophone envers le milieu anglophone?

Peut-on parler de toutes ces agressions (micro ou non) non-dénoncées?

Peut-on arrêter de programmer des artistes égomaniaques, misogynes et abuseurs?

Peut-on arrêter de protéger et d’excuser les personnes et les systèmes qui discriminent?

Peut-on programmer plus d’autrices, plus de metteuses en scène et donner plus de place aux femmes qui veulent entreprendre des projets dans le milieu?

Peut-on parler des passe-droits que se donnent entre eux et elles certain·es dirigeant·es ou personnes influentes du milieu pour arriver à leurs fins et servir leurs intérêts personnels au détriment de ceux de la collectivité?

Peut-on parler de ces institutions qui jouent avec l’argent public comme s’il s’agissait de fonds privés?

Peut-on parler de ces compagnies de création qui reçoivent à elles seules des montants si élevés en subventions qu’ils dépassent le montant reçu par certaines institutions consacrées à la diffusion?

Peut-on parler du manque de transparence flagrant de certaines institutions ou de certains regroupements d’artistes?

Peut-on parler des annonces de ces postes «fourre-tout» que l’on voit passer annuellement dans certains lieux d’art, qui cumulent en réalité les tâches de deux ou trois emplois, en plus d’être mal rémunérés?

Peut-on parler de ces fameuses offres d’emploi où le «salaire est à discuter», alors que l’on a de très hautes exigences pour un poste d’une durée déterminée?

Peut-on parler des appels de projets qui n’indiquent jamais le cachet clairement dans leur annonce?

Peut-on parler de l’hypocrisie qui flotte au-dessus de chaque rassemblement dans lequel nous sommes invité·es et censé·es «trouver des solutions innovantes»?

Peut-on parler du mépris que certaines institutions (pour ne pas nommer les Conseils des arts) ont pour les formes d’arts plus underground, qui ne rentrent pas dans leurs cases, aussi fermées que l’esprit de leurs dirigeant·es?

Peut-on parler d’une possible censure, habilement maquillée par l’orientation des programmes créés par les Conseils des arts?

Peut-on parler du «male gaze», du «white gaze», du «Quebec gaze» qui étouffent et laissent si peu de place aux paroles divergentes ou provenant d’autres communautés culturelles?

Peut-on parler du fait qu’un trop grand nombre de personnes responsables de la distribution du financement dans les arts ne connaissent en réalité rien à l’art?

Peut-on parler du processus long, ardu, épuisant et souvent humiliant des demandes de subvention que l’on impose aux artistes?

Peut-on arrêter de demander aux artistes de se justifier de tout un tas de manières pour pouvoir produire une œuvre?

Peut-on parler du fait que, pour devenir directeur ou directrice d’un lieu d’art, il faut presque obligatoirement avoir des compétences en administration (ou faire les HEC si on veut un petit passe-droit)?

Peut-on parler de notre amour inconditionnel pour le vedettariat?

Peut-on parler de cette manie de créer des «saveurs du moment», de cette propension à chercher des génies partout et tout le temps?

Peut-on parler de cette «compétition» officieuse et ridicule entre Montréal et Québec, et entre ces métropoles et les régions?

Peut-on imaginer un milieu où Montréal et Québec ne seraient plus les centres majeurs de la culture?

Peut-on imaginer un vrai milieu étalé sur l’entièreté du territoire québécois?

Peut-on imaginer un art fait en région qui ne soit pas perçu comme moins valorisant?

Peut-on admettre qu’il suffit parfois d’une seule personne influente pour bloquer, entraver ou briser la carrière d’un·e artiste?

Peut-on admettre que l’inverse soit plus qu’improbable?

Peut-on parler du fait que le théâtre, comme discipline, s’approprie une bien grande partie du financement des arts sous prétexte qu’il y a plus d’institutions à financer dans cette discipline?

Peut-on parler d’une répartition plus juste du financement sans créer un scandale?

Peut-on parler du fait que certaines institutions mériteraient un grand ménage, accompagné d’une ré-évaluation de leur «mission» (ô combien vague et vaseuse)?

Peut-on parler du fait que ce n’est pas un crime de définancer et de réévaluer une institution publique qui n’est plus en phase avec son milieu?

Peut-on parler du fait qu’il est souvent mal vu de sauter d’une discipline à l’autre, parce que personne n’arrive à comprendre réellement notre cheminement?

Peut-on parler de ces institutions qui se disent ouvertes aux nouvelles propositions, mais ne croient pas à la crédibilité des candidatures provenant d’artistes d’autres disciplines pour leur programmation (ex : être du théâtre et vouloir proposer un projet dans une galerie d’art, ou être en danse et vouloir proposer un projet de théâtre), à moins bien sûr d’avoir un passe-droit ou des contacts?

Peut-on parler du fait qu’on nous demande constamment, en tant qu’artistes, d’être des génies de l’administration et de la rédaction de demandes de subventions?

Peut-on arrêter de remettre tout le poids du travail non artistique sur le dos des artistes?

Peut-on arrêter de mettre les artistes dans des cases?

Peut-on parler des programmes de subvention, si peu en phase avec les besoins réels des artistes?

Peut-on parler du système des jurys de pairs et de la prétendue déontologie qui accompagne chaque réunion pour décider à qui attribuer l’argent?

Peut-on parler du manque de transparence et d’accès à l’information en ce qui concerne les délibérations du jury accordant les subventions?

Peut-on parler des mécanismes d’exploitation que nous intégrons et reproduisons quand la roue finit par tourner (même si elle tourne bien lentement)?

Peut-on parler de l’immense déséquilibre dans la répartition des subventions, accordées selon le principe du «premier arrivé, premier servi»?

Peut-on aborder le fait qu’il existe peut-être trop de structures et que la solution ne réside pas en la création de nouvelles structures, mais peut-être dans le tri et l’abolition de certaines d’entre elles?

Peut-on parler du manque de rigueur de certaines directions artistiques quant à leurs programmations annuelles?

Peut-on parler des contrats de diffusion qui obligent les artistes à créer leur spectacle même s’ils ou elles n’obtiennent pas leurs subventions, se retrouvant ainsi dans une position encore plus précaire?

Peut-on parler de l’absence apparemment totale de communication entre les Conseils des arts et les institutions?

Peut-on parler de ces théâtres qui font passer de la location pour de la diffusion, poussant les artistes à investir plusieurs milliers de dollars en location de salle, simplement pour produire leur show, souvent à perte, alors que l’institution devrait les prendre en charge?

Peut-on parler de ce foutu mot, «institution»? Peut-on parler de son sens, de ce qu’il implique en responsabilités et en engagement?

Peut-on parler de la manière dont certaines personnes influentes se délestent de leurs responsabilités (ne se sentant aucunement redevables) et de leur devoir d’agir comme des personnes honnêtes, en manquant d’éthique et d’autocritique?

Peut-on parler de ces festivals qui prétendent faire de «l’art pour tous et toutes», alors qu’en réalité ce sont des événements de divertissement qui n’ont rien à voir avec l’art et qui, souvent, lui nuisent plus qu’autre chose?

Peut-on parler de ces festivals (qui changent de nom quand surgit un scandale), qui reçoivent des subventions mais ne payent pas leurs artistes (ou le font à coup de maigres cachets symboliques et de «visibilité»)?

Peut-on parler des stages à temps plein non rémunérés?

Peut-on parler des festivals qui ont l’audace de faire payer des frais d’inscription pour qu’un projet soit évalué par le jury?

Peut-on parler des institutions ou festivals qui ne donnent jamais de retour sur une candidature refusée?

Peut-on parler de «l’abondance de l’offre culturelle» qui, en réalité, semble faire plus de mal que de bien?

Peut-on arrêter de parler de « médiation culturelle » comme étant la solution à tout? Peut-on arrêter de sentir que, si notre projet ne comporte pas de médiation culturelle, il ne sera pas sélectionné ou perdra de précieux points?

Peut-on arrêter de faire du copinage et avoir un minimum d’éthique?

Peut-on arrêter de créer des cliques de plus en plus fermées?

Peut-on parler du fait que certain·es devront faire leurs preuves durant toute leur carrière et que d’autres auront des passe-droits?

Peut-on arrêter d’avoir peur des différences et les encourager?

Peut-on parler de la quasi absence de critiques artistiques de qualité dans nos médias?

Peut-on parler de l’omniprésence du langage économique dans le milieu des arts, créant ainsi une scission claire entre ceux et celles qui comprennent leur milieu et ceux et celles qui ne le comprennent pas?

Peut-on parler du fait que l’on invite toujours les mêmes personnes à prendre la parole (tables rondes, articles, coup de gueule, discours, etc…)?

Peut-on parler du fait que certaines programmations sont à la fois insipides et calquées sur les années précédentes?

Peut-on parler de ces institutions qui furent créées par la relève, avec un merveilleux vent de fraîcheur, pour finalement perdre leur force de frappe quelques années plus tard?

Peut-on arrêter de parler d’argent comme une condition fondamentale à l’audace?

Peut-on pointer les gens du doigt quand ils ou elles sont réellement problématiques et causent du tort à leur milieu, sans risquer sa propre carrière?

Peut-on aborder des sujets tabous existant depuis des décennies sans se faire rayer de la carte par des ego énormes tenant le gros bout du bâton?

Peut-on parler du fait qu’il y a un gros bout du bâton?

Peut-on dire que le milieu des arts est aussi corrompu que n’importe quel autre milieu sans que tout le monde hurle au scandale et en appelle à la soi-disant «solidarité», à laquelle il faudrait se tenir coûte que coûte quand un problème surgit?

Peut-on parler du fait qu’il est quasi impossible d’obtenir une audition pour un rôle parlé à la télévision si on ne répond pas à une norme télévisuelle ou si l’on a pas fait «la» bonne école?

Peut-on parler de l’absence de grands projets télévisuels dans notre milieu?

Peut-on parler du contenu en grande majorité médiocre qui passe dans nos télévisions (pour ceux et celles qui ont la malchance d’en avoir une), de ces séries si aliénantes et peu inspirantes?

Peut-on parler du fait que les directeurs et directrices de casting ne peuvent pas faire réellement leur travail parce que les diffuseurs et les producteurs ou productrices (en général, pas des artistes) ont le dernier mot?

Peut-on parler du fait qu’il existe des ententes officieuses entre certaines écoles, agences de casting et producteurs ou productrices, qui nuisent à la majorité de la profession dans le but de profiter à une minorité?

Peut-on parler du fait que l’Union des Artistes (UDA) travaille seulement dans l’intérêt de ses membres les plus privilégié·es?

Peut-on parler du fait que l’UDA cède devant les revendications des gros producteurs au détriment de ses membres qu’elle est censée protéger?

Peut-on parler du fait que l’UDA ne peut pas réellement vous protéger s’il vous arrive quelque chose?

Peut-on parler de ces fameux crédits UDA après lesquels tout le monde court dès la sortie de l’école, système ô combien humiliant et qui, en bout de ligne, ne donne pas vraiment d’avantages ni de soutien à une carrière, en plus d’instaurer clairement une hiérarchie entre ceux et celles qui travaillent et ceux et celles qui ne travaillent pas?

Peut-on arrêter de dire «qu’on tape sur les mauvaises personnes» quand on essaie d’être un minimum critique?

Peut-on arrêter de voir les gens qui dénoncent des injustices comme étant des «fauteurs de troubles»?

Peut-on avoir un peu de courage et s’avouer que nous devons tous et toutes être hypocrites pour survivre dans ce milieu?

Peut-on arrêter de se conforter dans notre idée que nous sommes des martyrs et que tout le monde déteste les artistes?

Peut-on s’avouer que ceux et celles qui aiment le moins les artistes, ce sont les artistes eux-mêmes et elles-mêmes?

Peut-on admettre que nous manquons profondément d’ambition et que nous ne vivons pas à la hauteur de nos rêves les plus fous?

Peut-on se dire que tout le monde a une interprétation bien différente de ce que veut dire «écologie du milieu»?

Peut-on arrêter de se cacher derrière le manque de financement pour détourner les débats?

Peut-on arrêter d’être fragiles à toute critique?

Peut-on admettre qu’on a un sérieux problème?

Peut-on parler du fait que si je pose toutes ces questions en ce moment, ce sera probablement au détriment de ma carrière puisque je serai perçu comme quelqu’un de négatif, un lanceur d’alerte?

Peut-on parler du fait que je ne suis pas une personne influente, que je n’ai pas une «cote de crédibilité» qui me protège et que mon coup de gueule n’atteindra qu’un public très réduit, puis que ma parole sera remise en question?

Peut-on lire cette suite de questions sans se sentir personnellement attaqué·e?

***

David Mendoza

Autant de questions posées et j’ai l’impression de ne gratter que la surface d’un iceberg qui fond à vue d’œil. N’hésitez pas à ajouter vos questionnements à cette longue liste, parce qu’il en manque clairement.

Le milieu n’est pas injuste. Les gens le rendent injuste parce qu’ils et elles ont tout à gagner – et donc à perdre. Les artistes ne sont pas épuisé·es parce que «c’est la vie». Le milieu épuise ses propres artistes parce qu’il en sort assez à chaque année des écoles pour nourrir cette logique extractiviste. Parce que si tu refuses les conditions de merde que l’on te propose, si tu refuses de te soumettre, si tu refuses de jouer la game… ce n’est pas si grave, au final. D’autres prendront ta place et sauront mieux jouer le jeu que toi. Tu ne manqueras pas à ton milieu.

Si vous êtes en colère contre moi à la suite de cette lecture, vous faites fausse route. Peut-être faites-vous partie du problème? Peut-être pas. Quoi qu’il en soit, votre colère est légitime. Nous sommes tous et toutes coupables, à différents degrés. Nous savons que, pour qu’un problème soit résolu, il faut d’abord admettre son existence. On ne sort pas d’une omerta si on ne pointe personne du doigt.

Ne faites pas honte à votre siècle.

Dynamitez votre milieu!

À bon entendeur,

Thomas Duret

Notes :

  1. Infolettre de juin de la compagnie Mayday, dont Mélanie Demers est fondatrice et directrice artistique depuis 2007, parue le 15 juin sous le titre «Il nous faudra être prophète», accessible en ligne.