Sur une scène nue se trouvent simplement un tapis, un mur ondulé, une chaise. Lorsque le personnage prend la parole, nous sommes emporté·es dans les abysses mortifères du temps présent. Car dans notre abdomen est enfoui à la naissance un morceau de barbelé qui croîtra sans cesse jusqu’à nous étouffer par l’intérieur, jusqu’à nous rendre muet·tes, lèvres et langues cousues. Le personnage, multiple, à la fois femme et homme, porte en lui la terrifiante humanité, du petit Syrien Alan Kurdi, mort face contre terre, aux guerres dont on ne sait plus le nom, jusqu’aux agressions quotidiennes qui empoisonnent notre existence. Il ne reste encore qu’une heure au protagoniste avant que ne se scelle sa parole. Que peut-on dire en une heure ? Comment exorciser ces ténèbres opaques ?
Mélissa Merlo porte comme une seconde peau ce texte d’une puissance vertigineuse. Les tourments de l’adolescence, l’amitié amoureuse avec une personne noire en contrepoint d’une famille raciste, la confrontation avec un père violent pour qui toutes les femmes sont nulles… Les mots d’Annick Lefebvre s’insinuent dans chaque pore de notre chair, où se fissurent la bienséance, la bien-pensance, l’hypocrisie. Car il y a urgence. Alors dans un état second, les personnages, contenus dans une seule personne, ouvrent les vannes de la critique sociale, où il y a aussi place à l’autocritique. Les moments du quotidien, dépouillés de leur vernis, laissent sourdre une réalité autrement sulfureuse et toxique.
L’orgasme et la fête éternelle interrompus par un nouveau-né qui pleure et hurle sans arrêt, le sentiment de liberté d’une ballade en vélo brutalement brisé par une portière ouverte au mauvais moment, un combat pour l’équité salariale perdu par manque de conviction… autant de situations qui alimentent la croissance des barbelés dans notre corps, jusqu’à la suffocation. Même les généreux investissements dans la cause féministe ou dans l’accueil aux migrant·es syrien·nes sont toujours ramenés à leur aspect spectaculaire, maintenant la souffrance humaine au rang de faits divers.
Laisser surgir le texte
La metteuse en scène Amélie Bergeron livre ici un véritable envoûtement. Elle laisse place au corps et à la voix magiques de l’interprète, soutenue par un environnement sonore (signé Vincent Roy) en parfaite adéquation avec ce texte décapant. Les jurons, les répétitions, la parole inclusive (vous êtes muets et muettes, ils et elles) qui coule sans accrocs, les néologismes, le langage cru écorchent la torpeur ambiante. Merlo l’incarne si bien qu’elle nous aspire littéralement dans un ultime moment de grâce. Les mots et le corps en fusion transforment la comédienne en pure densité. On assiste à la métamorphose que l’agonie opère chez les moribond·es. Tous les signaux sont simples et nets. Ce dépouillement scénique entièrement occupé par le corps lacéré de l’actrice donne toute son expansion au contenu. L’espace entier se concentre en un point focal au centre de la scène. Pas de distraction ici, que la véracité d’une rage de vivre que l’époque anéantit dans un effondrement généralisé des valeurs, de l’environnement, de la compassion…
Avec Les Barbelés, Annick Lefebvre nous offre une sorte de procès du temps présent que l’on sent perdu d’avance. Un texte dur et sombre donc, où même l’espoir incarné par l’arrivée d’un petit enfant venu prêter main-forte laisse perplexe quant aux chances de l’humanité de se refaire une santé. La pièce dresse l’état des lieux, plantant ses barbelés profondément dans le public. La magie de la scène opère, mais elle n’a rien de joyeux, c’est qu’elle met en lumière l’inverse de l’insouciance. Cet appel à la résistance est l’ultime cri d’une désespérée qui ne peut plus marcher sur le fil de fer qui s’est refermé sur elle. Avec cette douloureuse mais nécessaire production, Anne-Marie Olivier, directrice du Trident, marque d’un grand coup le retour du public au théâtre vivant. À ne pas manquer.
Texte : Annick Lefebvre. Mise en scène : Amélie Bergeron. Assistance à la mise en scène : Auréliane Macé. Scénographie et costumes : Marianne Lebel. Musique : Vincent Roy. Éclairages : Keven Dubois. Conseiller en mouvements : Jean-François Duke. Avec Mélissa Merlo. Présenté au Théâtre du Trident jusqu’au 10 octobre.
Sur une scène nue se trouvent simplement un tapis, un mur ondulé, une chaise. Lorsque le personnage prend la parole, nous sommes emporté·es dans les abysses mortifères du temps présent. Car dans notre abdomen est enfoui à la naissance un morceau de barbelé qui croîtra sans cesse jusqu’à nous étouffer par l’intérieur, jusqu’à nous rendre muet·tes, lèvres et langues cousues. Le personnage, multiple, à la fois femme et homme, porte en lui la terrifiante humanité, du petit Syrien Alan Kurdi, mort face contre terre, aux guerres dont on ne sait plus le nom, jusqu’aux agressions quotidiennes qui empoisonnent notre existence. Il ne reste encore qu’une heure au protagoniste avant que ne se scelle sa parole. Que peut-on dire en une heure ? Comment exorciser ces ténèbres opaques ?
Mélissa Merlo porte comme une seconde peau ce texte d’une puissance vertigineuse. Les tourments de l’adolescence, l’amitié amoureuse avec une personne noire en contrepoint d’une famille raciste, la confrontation avec un père violent pour qui toutes les femmes sont nulles… Les mots d’Annick Lefebvre s’insinuent dans chaque pore de notre chair, où se fissurent la bienséance, la bien-pensance, l’hypocrisie. Car il y a urgence. Alors dans un état second, les personnages, contenus dans une seule personne, ouvrent les vannes de la critique sociale, où il y a aussi place à l’autocritique. Les moments du quotidien, dépouillés de leur vernis, laissent sourdre une réalité autrement sulfureuse et toxique.
L’orgasme et la fête éternelle interrompus par un nouveau-né qui pleure et hurle sans arrêt, le sentiment de liberté d’une ballade en vélo brutalement brisé par une portière ouverte au mauvais moment, un combat pour l’équité salariale perdu par manque de conviction… autant de situations qui alimentent la croissance des barbelés dans notre corps, jusqu’à la suffocation. Même les généreux investissements dans la cause féministe ou dans l’accueil aux migrant·es syrien·nes sont toujours ramenés à leur aspect spectaculaire, maintenant la souffrance humaine au rang de faits divers.
Laisser surgir le texte
La metteuse en scène Amélie Bergeron livre ici un véritable envoûtement. Elle laisse place au corps et à la voix magiques de l’interprète, soutenue par un environnement sonore (signé Vincent Roy) en parfaite adéquation avec ce texte décapant. Les jurons, les répétitions, la parole inclusive (vous êtes muets et muettes, ils et elles) qui coule sans accrocs, les néologismes, le langage cru écorchent la torpeur ambiante. Merlo l’incarne si bien qu’elle nous aspire littéralement dans un ultime moment de grâce. Les mots et le corps en fusion transforment la comédienne en pure densité. On assiste à la métamorphose que l’agonie opère chez les moribond·es. Tous les signaux sont simples et nets. Ce dépouillement scénique entièrement occupé par le corps lacéré de l’actrice donne toute son expansion au contenu. L’espace entier se concentre en un point focal au centre de la scène. Pas de distraction ici, que la véracité d’une rage de vivre que l’époque anéantit dans un effondrement généralisé des valeurs, de l’environnement, de la compassion…
Avec Les Barbelés, Annick Lefebvre nous offre une sorte de procès du temps présent que l’on sent perdu d’avance. Un texte dur et sombre donc, où même l’espoir incarné par l’arrivée d’un petit enfant venu prêter main-forte laisse perplexe quant aux chances de l’humanité de se refaire une santé. La pièce dresse l’état des lieux, plantant ses barbelés profondément dans le public. La magie de la scène opère, mais elle n’a rien de joyeux, c’est qu’elle met en lumière l’inverse de l’insouciance. Cet appel à la résistance est l’ultime cri d’une désespérée qui ne peut plus marcher sur le fil de fer qui s’est refermé sur elle. Avec cette douloureuse mais nécessaire production, Anne-Marie Olivier, directrice du Trident, marque d’un grand coup le retour du public au théâtre vivant. À ne pas manquer.
Les Barbelés
Texte : Annick Lefebvre. Mise en scène : Amélie Bergeron. Assistance à la mise en scène : Auréliane Macé. Scénographie et costumes : Marianne Lebel. Musique : Vincent Roy. Éclairages : Keven Dubois. Conseiller en mouvements : Jean-François Duke. Avec Mélissa Merlo. Présenté au Théâtre du Trident jusqu’au 10 octobre.