Entrevues

Résidences de création : donner le temps au temps

© Laëtitia Fabaron

Les théâtres offrent des résidences de création depuis quelques années. Conséquence positive de la pandémie, la pratique pourrait se répandre davantage et devenir une activité pérenne pour les artistes. Pour donner du temps au temps, notamment, en revenant à l’idée qu’un espace de diffusion en est un, d’abord, de création.

Le directeur artistique du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, Sylvain Bélanger, ne s’en cache pas, la pandémie est « usante » pour les théâtres habitués à programmer longtemps à l’avance et à fédérer des équipes autour des productions. En temps de crise, l’important pour lui était que les artistes puissent continuer de travailler.

Les Livraisons de théâtre à domicile qu’il avait prévues en raison de la pandémie ont dû être annulées à la veille de débuter. Heureusement, il avait aussi proposé des résidences de six semaines rémunérées aux créatrices de deux spectacles, Cyclorama de Laurence Dauphinais et Évolution normale (titre de travail) d’Édith Patenaude.

« On est dans la qualité par opposition à la quantité, dit-il. C’est un choix radical et une façon positive de nourrir notre réflexion en temps de crise. Nos espaces, c’est important de les occuper. »

« Il y a de plus en plus de possibilités de résidences qui se font partout au Québec depuis 10 ans, ajoute-t-il. On est en train de s’en aller dans la bonne direction, je crois, en reconnaissant que les espaces de création en amont d’un projet sont très bénéfiques. La pandémie nous force à les partager différemment. »

Cyclorama devait ouvrir la saison 2020-2021 du CTD’A. Le spectacle est reporté d’un an. Il réunira le même soir deux lieux, le CTD’A et le théâtre Centaur, avec leur public spécifique, ainsi que des artistes travaillant en milieux francophone et anglophone.

« La pièce était écrite, prête à entrer en production. On a donc décidé de la mettre en œuvre de toute façon, dit le directeur du CTD’A. Les répétitions sont commencées dans la salle principale. Dans deux semaines, elle sera mise sous vide pour l’an prochain. On aura un autre mois de préparation avant sa présentation sur scène. »

Laurence Dauphinais a eu la chance auparavant de travailler sur d’autres projets bénéficiant d’une plus longue préparation. Un idéal pour elle.

© Anne-Marie Baribeau

« On devait avoir une résidence de création en juin qui a été annulée, note-t-elle. Le théâtre a décidé de faire de ses espaces un vrai centre de création, ce qui est extraordinaire. On vient de commencer notre deuxième semaine de travail technique. Toute l’équipe dans la salle en même temps, c’est très rare. J’adore avoir, en direct, l’avis et l’apport sensible des concepteurs et conceptrices. On gagne du temps comme ça. »

Tous les artisan·es portent un masque. Ils et elles ont pu se créer des stations de travail distancées les unes des autres. « Le théâtre a bien organisé la résidence. C’est très sécuritaire », note la dramaturge et comédienne.

Cyclorama est une pièce de théâtre documentaire qui reviendra sur une époque où les arts de la scène montréalais offraient plus de mixité linguistique. Le spectacle proposera une réflexion sur l’art scénique et les codes de la représentation.

Autre salle, autre projet

De son côté, Édith Patenaude, artiste associée au CTD’A pendant cinq ans, occupe la salle Jean-Claude Germain pour y faire de la lecture in situ en vue de préparer une pièce à propos du libre arbitre dans notre société.

« J’aime beaucoup la maturation d’un projet, avoue Sylvain Bélanger. L’idée est de soutenir quelqu’un sur une plus longue période avec une réflexion qui l’habite depuis plusieurs années. J’ai approché Édith en lui demandant quelle était l’obsession qui la taraudait et qui deviendrait son premier texte sur scène. »

© Éva-Maude TC

En salle, la metteuse en scène peut profiter d’un « salon » où elle s’est installée avec une table de travail et de nombreuses publications. Elle y lit et prend de multitudes de notes. Une fois par semaine, elle dépose sur le site du CTD’A son journal de bord.

La cour d’Édith Patenaude était bien pleine avant la pandémie, incluant le projet d’écrire une pièce. Elle se dit privilégiée de bénéficier d’une résidence de réflexion, en ermite et sans échéancier précis.

« On est toujours en production normalement. Ce gros ralentissement remet en question la surproduction et la suractivité, l’accumulation plutôt que la profondeur. Je ne pouvais rêver de quelque chose qui est plus en adéquation avec qui je suis et comment je me sens dans ce qui m’apparaît être l’état du monde en ce moment. C’est extrêmement doux de faire ça dans une salle de théâtre. Ça compte cette présence physique. »

« La pandémie, poursuit-elle, nous pousse vers des formes plus technologiques de pratiquer notre métier, qui sont plus accessibles au public. Chez moi, ça génère un effet contraire. Ça me donne envie de revenir à des formes moins visuelles, plus anciennes et imaginaires. Je me suis remise à lire et à écrire activement. La lecture m’amène à développer mon attention. Ça me prépare à approfondir ma pensée. Pour moi, c’est excitant. »