Critiques

Fairfly : Petite entreprise entre ami·es

En attendant la réouverture des théâtres, c’est au moyen d’une captation vidéo que La Licorne nous présente son nouveau spectacle, Fairfly, de l’auteur catalan Joan Yago García : une critique acerbe du néocapitalisme, traduite par Elisabet Ràfols et transposée à Montréal par Maryse Warda.

Lorsqu’ils et elles apprennent que leurs emplois sont menacés par un plan de restructuration, quatre collègues et ami·es se réunissent pour rédiger une lettre de protestation. De leur envie de changer les choses naît finalement l’idée de créer leur propre entreprise. Les semaines s’envolent, le projet prend de l’envergure, et les voici bientôt à la barre d’une usine de production alimentaire. Au fil du temps, les heures de travail s’accumulent, la fatigue s’installe et des dissensions apparaissent. Une question se pose : l’amitié peut-elle survivre à la loi du marché et à l’individualisme qui s’est développé en parallèle ?

Pour jouer ces compères devenus partenaires d’affaires, les membres du Projet Bocal semblaient tout trouvé·es. Sonia Cordeau, incarne Martha, la plus pragmatique des quatre, tandis que Simon Lacroix endosse le rôle d’un émotif éponyme, régulièrement au bord de la crise de nerfs, et Raphaëlle Lalande, celui d’Amélie, qui vendra son âme au diable. Mikhaïl Ahooja, un complice bien connu du trio, interprète pour sa part Philippe, l’inventeur de cette nouvelle purée pour bébé qui fera bientôt fureur chez les bobos.

Au départ, il y a l’amitié, l’exaltation et l’idéalisme ; à l’arrivée, l’amertume, les déchirures et la désillusion. Difficile de résister au rouleau compresseur du capitalisme. Bien qu’ils soient sincères dans leur désir de changer les choses, les personnages se retrouvent pris dans l’engrenage de la croissance sans fin, et, malgré leurs aspirations écologiques, se font happer par le système en place.

Les spectateurs et spectatrices qui œuvrent dans le domaine des affaires ou au sein d’une entreprise émergente pourraient avoir l’impression, à la fin de la pièce, d’avoir prolongé leur journée au bureau par une réunion épuisante. Pour d’autres, Fairfly constituera peut-être une plongée fascinante dans un univers méconnu et un peu effrayant.

Toute l’action se déroule dans un appartement, que nous pouvons observer sous différents angles grâce aux quatre caméras utilisées pour la captation vidéo (réalisée par Julien Hurteau). Ce choix illustre bien l’intrusion fréquente du travail dans la vie quotidienne, particulièrement évidente en cette période de télétravail généralisé, du moins dans certaines sphères.

Le rythme frénétique imposé par des phrases courtes, parfois tronquées, exige des comédiens une concentration et une écoute sans faille. Les ellipses temporelles sont gommées, aussi bien dans le texte que dans la mise en scène, ce qui accentue encore cette sensation de spirale infernale (mais peut créer un peu de confusion au départ). On regrette toutefois la surenchère de cris, inutile et qui nous conduit au trop-plein, surtout ajoutée au montage vidéo rapide et aux gros plans.

Le metteur en scène Ricard Soler Mallol a tenté de sortir du réalisme du texte en introduisant quelques ralentis et instants de danse, qui auraient peut-être produit un meilleur effet sur scène. De temps à autre, un masque couvrant un visage nous rappelle pourquoi on regarde Fairfly sur un écran d’ordinateur ou un téléviseur et non dans un théâtre; ce clin d’œil à l’actualité n’est pas sans nous remémorer que la pandémie qui a obligé la fermeture des salles de spectacles ne peut être dissociée du libéralisme économique dénoncé dans la pièce.

Fairfly

Texte : Joan Yago García. Idée originale : La Calòrica. Traduction : Elisabet Ràfols et Maryse Warda. Mise en scène : Ricard Soler Mallol. Assistance à la mise en scène et musique : Ariane Lamarre. Décor et costumes : Romain Fabre. Éclairages : Catherine Fournier Poirier. Réalisation : Julien Hurteau. Avec Mikhaïl Ahooja, Sonia Cordeau, Simon Lacroix et Raphaëlle Lalande. Une production La Manufacture offerte en webdiffusion sur le site du Théâtre La Licorne jusqu’au 12 décembre 2020.